LIVRE : Des Hommes sans femmes (Onna no inai otokotachi) d'Haruki Murakami - 2014 (2017 pour la traduction française)
Murakami revient en très grande force avec ce recueil de nouvelles qui lui ressemblent à mort : jazz, solitude, poésie, chats, jeunes filles opaques et lunes étranges, on est dans l'univers du maître nippon dès les premières lignes. Chaque nouvelle nous plonge en quelques phrases dans un univers, ni tout à fait le même ni tout à fait un autre, et le gars sait conjuguer sens du conteur avec style insaisissable, on est comblé. Le thème de l'ensemble, comme le titre l'indique, est la solitude des hommes : tous, plus ou moins, ont été trahis ou quittés par des femmes, et ont fait une croix sur la vie de couple, lui préférant une existence calme et comme assoupie. Que ce soit le patron du bar Kino, dont la rencontre avec une cliente féline va ouvrir comme une brêche dans son existence ; le narrateur de la dernière nouvelle, qui apprend le suicide de celle dont il se rend compte de l'importance capitale qu'elle a eue dans son existence ; le docteur qui se laisse littéralement mourir par amour ; ce type qui écoute une Shéhérazade moderne lui raconter ses curieuses expériences érotiques, complètement dépendant de ses récits ; ou ce comédien qui part pour une dernière balade avec la fille qui le mène chaque soir au théâtre : tous éprouvent une sorte de grande mélancolie amoureuse. Mélancolie qui ne part jamais dans l'hystérie, on est dans la mesure nippone traditionnelle de Murakami : tout est calme, de l'orgasme à la douleur d'être quitté, tout est maîtrisé et poétisé, voire doucement symbolisé par des objets du quotidien (une gomme coupée en deux, un badge de foot, un chat, peuvent prendre des allures hyper-érotisées).
On a pu trouver les derniers livres de Murakami un peu paresseux. Avec ce recueil, il revient à un très haut niveau. Chaque texte est une bribe d'existence, une piste possible à la fiction, que le gars arrête subitement, souvent avant que ses mystères soient résolus. Voilà qui rappelle les possibilités de L'Eléphant s'évapore : il y a dans Des Hommes sans femmes le même goût pour proposer des fictions possibles, qu'elles soient menées au bout ou non. Mais Mura a vieilli depuis : son livre est très émouvant, tourné vers une sorte d'abandon, de tristesse, de retirement du monde. La dernière nouvelle, sûrement la plus audacieuse et la plus belle, est ainsi complètement tournée vers la mort de la fille aimée, et se transforme en une longue répétition des mêmes mots, comme une pensée qui tout à coup s'arrête et se bloque sur un moment du passé, comme un discours monomaniaque qui ne s'arrêtera jamais. Mais même dans les autres textes, tous intrigants ou intéressants à différents niveaux, on sent le très beau travail sur le style, une grande réflexion sur le poids des mots, et un imaginaire illimité. Murakami aime les petites choses du quotidien, et peut trouver de la poésie dans une lamproie ou un tampon, un air de Coltrane ou une cigarette, et sait plonger dans l'étrangeté ses personnages comme personne. Le monde raconté ici est comme codé, et les hommes sans femmes condamnés à vivre dedans, condamnés à tenter de le décrypter : il en ressort des bribes d'existence souvent brisées mais toujours belles, dans un syle inimitable et indicible qui assied proprement. Mura est toujours très grand. (Gols 03/03/17)
C'est en effet avec un grand plaisir que l'on retrouve, sur une plage ensoleillée, les micro histoires de coeur de l'ami Murakami. Dès la première histoire, avec cette conductrice qui semble prendre en main le "destin" d'un homme, on est sous le charme de cette rencontre entre un homme solitaire (et semblant prendre plaisir à cette solitude) et cette femme qui, sans faire de bruit, gagne progressivement la confiance de cet employeur. Comme si le personnage principal, un acteur, pouvait parfaitement vivre dans un monde sans femmes... mais il suffit qu'il en côtoie une pour qu'il reprenne foi en elles, plaçant son absolue confiance en ses capacités de "conductrice".
"Je vais dormir un peu ", annonça Kafuku.
Misaki ne répondit pas. Elle continua à conduire sans rien dire. De ce silence, Kafuku lui fut reconnaissant.
Beaucoup aimé également cette nouvelle mettant en scène le fameux Dr Tokai qui enchaîne les succès aussi bien professionnels que sexuels. Notre homme, sans attache, se lie à des femmes, mariées ou non, qu'il rencontre le plus souvent sur son lieu de travail. Il vogue de femme en femme, sans jamais être un poids pour elle, sans jamais qu'elle soit un poids pour lui. Un homme libre, sans frustration, qui vit sa vie au gré de ses petites amies avec lesquelles il fraye. Pas d'engagement, pas de dispute, pas d'impasse. Tout va bien, quoi, jusqu'au jour où notre pauvre homme tombe fou amoureux... et se perd totalement lui-même, "coeur et âme", dans cette "aventure" sur laquelle il n'a, cette fois-ci, aucun contrôle. Le récit mettant en scène cette Shéhérazade moderne est tout autant prenant. En quelques lignes, on se passionne pour cette jeune fille qui, par amour, visite la maison du premier garçon qu'elle aima. A chacune de ses incursions dans la maison du gars, elle laisse des indices de son amour (le fameux tampon (neuf...) évoqué par mon camarade) et tente de voler un quelconque objet (un stylo) qui fut en contact avec l'objet de ses désirs. C'est presque rien mais il y a ici toute l'innocence et la légèreté (dans le bon sens du terme : aucune complication) d'un premier amour. Fus tout autant sensible à cette figure du chat qui "hante" le bar de Kino et qui agit en un sens comme un gardien du temple. Bref, sept petits récits beaucoup trop courts qui démontrent que le gars Haruki a toujours un don pour, en quelques pages, donner vie à un personnage, à tout un univers. (Shang 24/10/17)