Jackie (2017) de Pablo Larraín
Si Jackie semble mettre un point d'honneur, comme tout bon biopic qui se "respecte", à soigner au millimètre le côté "reconstitution" (décor, costumes, sosie de JFK...), c'est pour mieux le faire disparaître, pour mieux le phagocyter par l'extrême soin de la mise en scène, la science du montage. Jackie est la mise en scène d'une mise en scène perpétuelle avec au centre de cette société - politique - du spectacle une Jackie tout en maîtrise et en sang-froid - en apparence, forcément, puisqu'il n'est ici question que d'apparence... Le jeu de Nathalie Portman est en cela symptomatique de tout le film : on se contrefout de savoir si elle cherche à reproduire les gestes ou la voix de la Jackie originale (même pas envie de vérifier sur Youtube le débit de la vraie Jackie) mais on sent dès le départ tout le "jeu" (et ici c'est un compliment) de l'actrice Portman à rentrer dans la peau, dans les oripeaux, dans les tailleurs d’une personne « en contrôle permanent » (dont chaque geste est soigné, chaque mot pesé, pensé, joliment articulé). On sent dès le départ qu'on est pas là pour faire dans l'épate à la Capote mais dans un jeu (j'insiste) de représentation parfaitement maîtrisé - en cela Portman devrait écraser notre Isabelle nationale aux Oscars, je vous l'annonce derechef. Larraín, dès les premières secondes de son film, avec cette sublime note de violon qui s'envole avant de chuter dans les graves, distille à merveille à la fois ce sentiment d'harmonie (le sens de la reconstitution, le jeu de Portman…) et de malaise qui couve tout au long du film. Jackie couvre trois jours d'une vie (sans compter les flashs-back et ces "images d'archives recréées" dont les contre-champs devraient faire la joie de Gols - j'y reviens) et semble suivre à la virgule près ce qui s'est passé : seulement, contrairement à un « vulgaire » biopic, on ne perçoit que les fêlures, que les béances de ce « modèle », la mise en scène révélant justement insidieusement tout le sens de la mise en scène de ce personnage féminin, de ce président au sourire si doux, de ce moment de l'histoire politique des Etats-Unis (un film donc outrageusement moderne).
Jackie est à la fois un film qui glisse, qui échappe, avec un sens du cadrage et du montage qui n'est pas sans rappeler un certain Kubrick si la référence n'est pas trop lourde à porter (ce fantôme Jackie tout de noir vêtu qui erre dans ces pièces immenses de la Maison Blanche), mais dont on parvient également à percevoir en temps réel les aspérités, les subtilités (même si le voir deux fois de suite ne saurait être de trop). Tout est à l'image de cette séquence "d'archive" (la présentation de la Maison Blanche aux journalistes - et aux téléspectateurs - par Jackie), où l'on sent le soin extrême, maladif de Larraín de tenter de "reproduire", de copier la séance réelle, tout en ajoutant des plans en contre-champs sur l’assistante, la conseillère de Jackie, Nancy, lourds de sens (Jackie, en permanence, suit du regard Nancy qui est hors champ pour savoir quelle posture adopter à l’image): on perçoit avec ces simple contre-champs tout le côté factice de ce « reportage au naturel » où la Jackie originale cherchait à "jouer" son parfait rôle d'hôte, de first Lady. De même, au cours de toutes les séquences avec le journaliste (là encore avec un champ-contre-champ ultra classique, les deux personnages étant tour à tour filmés de face lors de la discussion), on ressent ce besoin (forcé) de Jackie, au débit et au geste ultra mesurés (sa façon de tenir une cigarette, rien que pour cela Portman mérite un prix) de livrer "sa vérité pour l'histoire" (tout en cherchant à gommer les aspects les plus simples et évidents - le fait qu'elle fume, il ne faudra pas le dire dans l’article, ça fait sûrement mauvais genre) alors même que le journaliste (excellent Billy Crudup), totalement décontracté et sachant parfaitement lui aussi quel rôle il est censé jouer ici, paraît ne jamais être dupe de la mise en scène de cette interview "pour la postérité" ; plus Jackie semble vouloir prendre au sérieux ce qu'elle dit, plus le Billy montre des signes de bienveillance envers celle qui, sous ses airs de vouloir se confier, ne se soucie que de la "légende" (toujours plus intéressante à imprimer selon l'adage).
Le reste, somptueusement mis en scène et mis en musique de bout en bout (la comédie musicale sur Camelot, un monde légendaire et merveilleux...), n'est à côté, aurais-je envie de dire, que littérature. Bien sûr, il demeure encore quelques moments forts (les entretiens entre Jackie et le prêtre (John Hurt, RIP) où celle-ci lui confie ses (grands) états d'âmes et où ce dernier se permet souvent de la faire revenir sur terre avec une philosophie plus « pragmatique »), les grands airs constamment dignes de Jackie lors de l'enterrement et de cette procession fastueuse, cette discussion avec Bobby Kennedy où ce dernier finit par la remettre sérieusement à sa place (un cinglant "what's wrong with you" qui semble fissurer le temps d'une demi-seconde sa carapace), le récit de l'assassinat avec cette pauvre Jackie s'enfuyant à quatre pattes sur la voiture mais qui ne semble se souvenir que du crâne fracassé de son mari qu'elle tint ensuite précieusement dans ses mains (elle qui se veut la garante de sa mémoire... mais quelles traces, justement, laissera-t-il, comme la tancera un Bobby beaucoup plus lucide), ou encore d'innombrables exemples de ce soin permanent de Jackie de contrôler son image, les images (son obsession à... mettre en scène (sans même qu'elle n'en ait forcément conscience elle-même tant cela semble être devenu sa seconde nature) les funérailles de JFK) mais ceux cités dans le précédent paragraphe résument parfaitement à eux seuls la subtilité de l'entreprise de Larraín : Jackie se donne les allures du parfait biopic, respectueux en diable des faits, mais, en jouant constamment de cette mise en abyme de la mise en scène, se révèle beaucoup plus signifiant qu'un simple copié-collé d’une vie sans âme ; au contraire, le film parvient à faire ressentir avec grâce et fluidité toute l'âme de cette époque et de cette femme obnubilées par le soin à apporter aux apparences. Un Jackie, qui derrière le reflet parfait d'une simple image (le jeu avec les miroirs au cours du film), s'amuse subtilement et cinématographiquement (qui n'est jamais qu'une simple mise en images) de l'image du mythe. (Shang - 04/02/17)
Il a fallu la critique énamourée de mon camarade pour que je me décide à aller voir ce film, et je dois reconnaître que bien lui et m'en a pris. Voilà un film qui, à défaut d'être fascinant (la deuxième partie tombe peut-être un peu trop dans la reconstitution glaciale et luxueuse), est bien intéressant. Mon collègue a déjà dit l'essentiel, et il a touché juste : ces contre-champs actuels sur les images d'archives (elles-mêmes reconstituées) sont passionnants. L'usage du noir et blanc crasseux des images télévisées ajoute encore au vertige. La belle est filmée lors d'une visite très protocolaire à la Maison Blanche, mais les coups d'oeil qu'elle adresse à sa conseillère renvoient à une image "moderne", en couleurs, qui opèrent une troublante résonnance entre les images d'hier et celles d'aujourd'hui. Larrain semble passer par-dessus les époques et plonge la figure mythique de Jackie dans sa contemporanéité. Cette idée est menée à son comble lors du plan, furtif mais génial, où Jackie, en voiture, longe les cortèges de fans venus partager sa peine. L'image principale est contemporaine, mais l'image qui se reflète dans la vitre appartient au passé : mise en abîme du cinéma tout entier, où on projette des images anciennes sur une image vivante, elle-même représentant un personnage mort et enterré. Larrain opère ainsi de très forts va-et-vient entre les temps, montrant peut-être le modernisme du personnage, le plongeant en tout cas dans un bain d'actualité qui éloigne le film des reconstitutions empesées. Mon gars parlait (peut-être en l'air) de champs/contre-champs spielbergiens, et je m'incline : il y a comme dans le grand Munich une manière de faire entrer l'Histoire dans le champ, sans la regarder avec dévotion, pleinement.
Le personnage de Jackie, interprété effectivement avec précision et pas mal de distance par Portman, est en lui-même passionnant, puisque son rapport à l'Histoire est dès le départ faussé. Son but est clairement de réécrire l'Histoire, de la mettre en scène. Tout dans son monde, s'articule autour des apparences, de ce dont il faut ou ne faut pas avertir le public, de l'image de Kennedy. Quitte à se fourvoyer complètement, comme le lui dit son beau-frère. La maîtrise coûte que coûte de son image est là aussi très joliment mise en scène : elle tient par exemple dur comme fer à garder le costume qu'elle avait lors de l'assassinat, pour que "le public comprenne ce qui s'est passé". Mais cette obsession devient presque maladive, jusqu'à ce plan effarant où la dame, vêtue de son complet rose-bonbon tâché des bouts de cervelle de son mari, apparaît presque comme une zombie, fissurant ainsi toutes ses croyances en la société du spectacle. Larrain est assez cruel avec elle, la montrant errant dans les pièces de la Maison Blanche à moitié soûle, ou l'opposant à ce journaliste très malin, un peu comme un ancien monde se heurtant au monde moderne (le Watergate viendra bientôt, et l'image des politiques changera du tout au tout). On voit même, il fallait oser, le contre-champ du fameux film de Zapruder, filmé depuis la voiture, encore une fois audace formelle qui permet de rendre l'Histoire cinématographique. Pour le reste, le film ne tient pas toutes les promesses de son dispositif mis en place, mais ne serait-ce que pour ces brillantes idées typiquement liées au placement de la caméra, je m'incline. (Gols - 08/02/17)