Paterson de Jim Jarmusch - 2016
A force de style nonchalant et presque paresseux, Jarmusch finit par se retirer complètement de son dernier film. Il livre ici une sorte de haiku moderne, et si on y gagne certainemet en luminosité par rapport à Only Lovers left alive, on y perd énormément en profondeur. On dirait un petit film insignifiant comme en signe Wes Anderson. Dans le monde de Jarmusch, tout le monde est gentil et rien n'est grave. On se tire dessus avec des balles en mousse, on mange des tartes pas très très bonnes, et le plus grand événement du film est une panne de bus (dont on rigole bien à l'évocation qu'il aurait pu se transformer en boule de feu). Une si belle carrière pour en arriver à ce petit machin sans consistance étonne un peu, et on est prêt à parier que Jarmusch s'est un petit peu reposé sur ses lauriers ce coup-ci.
On nous raconte une semaine de la vie d'un mec (Adam Driver, les bras tombants et la mine tourmentée), chauffeur de bus dans la ville de Paterson (lui-même s'appelle Paterson , ahah), et poète à ses heures perdues. Chaque jour ressemble au précédent, dans un rituel que le cinéaste voit comme une poésie du quotidien. Seuls quelques petits détails changent, et c'est ce qui fait que poésie il y a : sa femme (Golshifteh Farahani) s'achète une guitare ou rate un plat, son chien mange son cahier de poèmes, un type au bar fait une crise de jalousie, on entend une conversation marrante dans le bus... ce genre de toutes petites choses qui font une vie, quoi. Jarmusch aime visiblement de tout son coeur ces minuscules détails qui émaillent les journées de Paterson, et les filme pendant 2 heures avec passion. Sa science du montage, son goût pour les tout petits détails drolatiques (le chien et la boîte aux lettres, le brusque accès de passion de sa femme pour la musique country...), sa jolie lumière douce, ses toujours élégants travellings latéraux, tout ça est bel et bon, et on apprécie, pendant un moment, ce presque rien. Le gars inscrit les poèmes de son personnage sur l'écran, et on voit bien que Paterson est plus profond que ce que sa vie banale nous présente, et que ce que sa femme (très agaçante, niaise et pas mal conne, et je crois pas que Jarmusch ait vraiment voulu ça) renvoie de lui. Mais même si on comprend bien le projet, on finit par s'emmerder un peu sévère devant ces non-événements toujours affronté avec la même mine (les bras tombants et la mine tourmentée) du personnage. On ne demande pas forcément des hélicoptères qui explosent, mais au moins un minimum de matière, un truc qui accroche.
Heureusement, il y a une scène finale qui laisse entrevoir la véritable nature de Jarmusch. Comme dans The Limits of Control, on y découvre que sa vision du monde est beaucoup plus complexe que ça. A travers une rencontre très étrange avec un Japonais, Paterson laisse deviner que le monde est crypté, incompréhensible, et assujeti à un système de codes que seuls les "âmes-soeurs" peuvent comprendre. Il y avait déjà le thème de la gémellité qui courait tout au long du film ; mais cette rencontre montre deux êtres, que tout oppose a priori, qui se comprennent parfaitement, et qui s'entendent sur un système de langage qui échappe au spectateur. Très étrange, et très belle, cette façon de ne pas essayer de comprendre. Le gars a deux doigts attachés ensemble, il émet un "Aha" qui semble vouloir en dire long, et seul Paterson est apte à le comprendre. J'aime bien cette idée d'une certaine opacité du monde, qui en ferait la beauté. Cette scène, à elle seule, mérite le détour. Mais si vous êtes sensible à la beauté des petites choses, si vous pensez que la beauté se cache dans un cupcake réussi ou dans un poème sur les allumettes, alors allez-y aussi. Le film a du charme, pas de doute, mais on peut demander un peu plus à l'auteur de Dead Man.