L'Intruse (Dangerous) d'Alfred E. Green - 1935
Le charme certain des petites séries B des années 30 opère incontestablement à la vision de Dangerous, minuscule film agréable réalisé par un honnête artisan. Pas de traits saillants, pas de grandes séquences géniales, mais une manière habile de dérouler une trame bien écrite, sans se mettre en avant, ça peut suffire. Nous voici dans un drame moral à la limite du mélodrame : un architecte parvenu tombe par hasard sur une ancienne star du théâtre qui a changé sa vision de la vie à une époque. Il va prendre cette actrice, devenue alcoolo et oubliée, sous son aile et tenter de lui redonner un second souffle. Mais elle est "dangerous", c'est marqué dans le titre, et notre architecte va aussi succomber au charme vénéneux de la jeune femme, celle-ci l'entraînant doucement sur la pente de la ruine, de la dépression et de l'obsession amoureuse.
C'est Bette Davis, 27 ans à l'époque, qui s'y colle, et elle fait l'essentiel de l'intérêt du métrage. Voilà une actrice qui sait être aussi bien complètement banale que fatale, et Green joue adroitement avec l'ambiguité qu'elle dégage. La première partie est consacrée à une face terne de l'actrice : déchue, dépressive, agressive, elle est assez moche et antipathique. Mais il suffit, dans la deuxième partie, de lui balancer un peu de pluie sur la tronche, de lui faire lever le regard et lui faire prendre un air de biche effarouchée, et voilà qu'elle vous irradie l'écran comme pas deux. A la fois ange et démon, elle donne à son complexe personnage toute la profondeur qu'il fallait. Est-ce une vamp intéressée et vénale qui utilise ses charmes pour parvenir à ses fins ? une Cruella qui se venge des hommes par le biais de son architecte pris au piège ? ou est-ce une pauvre femme dépassée par une malédiction qui s'attache à elle (elle est réputée pour porter la poisse à tout le monde) ? une amoureuse qui ne sait pas comment aborder les hommes ? une actrice idéaliste qui se heurte à ses limites et à ses ambitions ? Le film ne répond pas, ouvre des portes qu'il ne referme pas, et si parfois ça peut donner un scénar trop relâché, mal construit (la fin est franchement bâclée), on aime aussi cette part de mystère et de subtilité psychologique. Davis est filmée comme un mur opaque, et donne à son personnage une aura parfois presque fantastique (les scènes nocturnes jouent d'ailleurs avec l'esthétique de l'épouvante, avec ces éclairs maléfiques et ces ombres inquiétantes). Green fait le job, ne renâcle pas devant les maladresses du scénario (un problème de points de vue au début notamment, le film commençant sur une piste qu'il lâche aussitôt), place la musique conventionnelle aux endroits adéquats, regarde avec affection les personnages secondaires, dirige ses acteurs avec professionnalisme et s'efface derrière l'ouvrage, réalisant une chose un poil transparente mais honnête. (Gols 30/07/16)
Oui, je suis pour ma part un peu déçu par cette dernière demi-heure un peu bâclée qui laisse autant le champ à tous les tics de jeu de Davis qu'à une morale franchement décevante (non la loi de Murphy n'existe pas, il faut juste que chacun assume ses choix et ses responsabilités ! La prétendue dangerous girl Davis devra par conséquent se transformer en héroïne Disney...). Certes, le scénario de départ n'avait rien de pointu (un homme qui quitte une femme tellement trop bien pour une gonzesse tellement plus piquante...) mais on était prêt à marcher dans les pas de la Bette : Davis l'alcoolo (elle a les paupières parfaites pour jouer le Paulette imbibée de gin, la Davis, sans maquillage, même à cet âge encore tendre), une fois qu'elle a respiré le bon air de la campagne, se transforme en véritable femme champêtre fatale ; il suffit parfois d'une botte de foin (le photogramme ci-dessus n'est pas un montage, hein), d'un coin du feu puis d'un orage pour parvenir à faire craquer le plus droit des hommes (Franchot Tone, architecte, droit dans ses bottes comme une odalisque, le même sens de l'humour qu'une tour) ; Tone, franchement, déconne et s'empare des lèvres de la Bette dans un mouvement de rage incontrôlé et humide... puis il y a les lendemains qui déchantent, puis le moment des choix qui survient... Tone prend le taureau par les cornes, assume son écart, mais rentrera dans le rang au premier petit doute... Assez d'accord avec le gars Gols lorsqu'il évoque ces diverses petites pistes noires ébauchées au cours du film : une inquiétante scène de tonnerre nocturne qui sert de cadre à un baiser torride, deux amants et deux anciens amants qui prennent la bagnole et qui vont de plus en plus vite, bravant l'amour puis, la seconde fois, bravant la mort... Il y avait de quoi insuffler un peu de doutes et de fissures dans cette relation adultère par trop prévisible... Malheureusement, le scénario décide, en invoquant les lois du mariage, de rentrer dans l'ordre comme un Tetris Davis sentant venir la menace (elle n'a osé avouer à Tone qu'elle était déjà mariée alors qu'on voyait venir le truc de très loin : après avoir repoussé ce mariage, elle finit par lui dire oui sans révéler le hic) se met à jouer les petites donzelles nerveuses, hésitantes, frêles et ces passages où elle prononce toutes ses phrases du bout des lèvres semblent proprement virer au vaudeville ; on a presque honte pour Bette de la voir jouer de façon aussi caricaturale cette pauvre petite femme prise au piège de son propre passé... La fin, torchée en deux minutes, fait également fi de toute émotion et de tout éventuel romantisme (on y croit comme la victoire de Hamon). Dommage car sur un scénario somme toute balisée, Green avait l'occasion de se faire un peu plus vénéneux et trouble. La rigueur d'un Tone (aussi romantique et drôle qu'une table basse) et le jeu trop théâtrale, notamment sur la fin, d'une Davis enlèvent beaucoup de piquant à ce Dangerous qui rentre gentiment dans les clous... (Shang 15/06/21)