Au Pan coupé (1968) de Guy Gilles
A l'heure où l'on enterre l'une des grandes figures de la Nouvelle Vague, il est bon d'exhumer l'un de ces seconds couteaux de l'ombre. Dois-je l'avouer ? Allez, je l'avoue, je n'avais vu jusqu'alors aucun film du gars Guy Gilles. Je commençai donc mon exploration avec Au Pan Coupé, et bien m'en a pris tant cette œuvre singulière a gardé encore toute sa saveur et sa fraîcheur. Dès le départ, on est cueilli par ces cadres... coupés, par ce montage heurté, par ces plans fixes qui font penser à un livre de photographie joliment animé. Il sera d'ailleurs question, au court du récit, d'un album du début du siècle (composé de photos et de cartes postales) que les deux acteurs principaux tenteront de faire revivre : comme une sorte de mise en abyme de leur propre histoire amoureuse (courte et tragique) dont l'héroïne principale (Macha Méril avec, déjà, sa fameuse coupe Playmobil mais délicieusement jeune et vivante) tente de remonter le fil. Une histoire d'amour de prime jeunesse entre une jeune femme pleine de joie de vivre et un garçon plutôt taiseux. Mais au-delà de ce montage très découpé, savamment agencé, ce qui donne vraiment le ton du film ce sont ces mots, joués de façon bressonnienne par les acteurs, ces phrases simples, souvent répétitives, qui ne sont pas sans faire penser à l'écriture durassienne (La Margot, qui, apparemment, adora cette oeuvre - rien de vraiment surprenant au demeurant).
L'héroïne, donc, la Macha, remonte le fil de leur liaison : l'on assiste aux discussions de ce couple très jeune qui échange avec le sérieux des adultes et aux quelques jours de vacances ensoleillés de nos tourtereaux (tout à leurs jeux d'amoureux, pleins de gaieté et de candeur - la caméra se met d'ailleurs soudainement à avoir des ailes le temps d'une petite course entre les deux amants) avant que le ciel ne s'obscurcisse : le jeune homme (Patrick Jouané, qui accompagnera le Gilles tout au long de sa filmo), va en effet sombrer dans des périodes où il va se la jouer de plus en plus solitaire, comme une sorte de prémices à leur séparation (dès le départ du film, on est informé du destin tragique du Patrick, beatnik, puis SD, puis F, le pauvre jeune homme étant retrouvé mort dans la cour d'un jardin). La Macha, toute à sa peine après le départ du jeune homme (sans savoir d'ailleurs que le pauvre gars est mort), tente de faire revivre le visage de cet homme, son envie de liberté, ses révoltes (fuck la thune et fuck le travail - on est en 68, certes, mais cela demeure douloureusement d'actualité, n'en déplaise aux plus réacs), son fatalisme. Un sujet qui pourrait paraître grave, pour ne pas dire terriblement ennuyeux : eh bien il n'en est rien, tant il se dégage de ces vignettes collées bout à bout une réelle énergie, une fraîcheur aussi limpide et pur que le regard bleu cendré de la sublime icône Macha (on oublie aisément que ce genre d'acteurs fut jeune un jour, un peu comme s'ils eussent eu, à l'image d'un Charles Vanel, soixante ans tout au long de leur carrière). Au Pan coupé, un film épatant, dont les plans slamés (on dirait du Gols) vous coupent le sifflet. (Shang - 02/02/16)
Hey mais oui, pas mal du tout, ce petit film d'un cinéaste également ignoré par moi, qui n'a pas à rougir face à ses frères de Nouvelle Vague. Un vrai ton se dégage de ces images aussi bien cadrées en effet que composées, avec ces plans cut sur des personnages placés de façon géométrique dans l'espace, avec cette sensualité qui vient uniquement de leur position dans le cadre, avec ce rythme parfait que Gilles arrive à insuffler à son bazar. On pense effectivement à Duras dans le côté cérébralo-sentimental, à Bresson dans la diction surannée des comédiens ; mais pour ma part c'est plutôt au Godard d'Une Femme mariée que j'ai pensé, non pas tant à cause de la présence de Macha Méril que dans ce côté pop-art, "objectivisation" des corps, et dans le maelström des plans. Mais aussi dans le beau personnage masculin, rebelle discret, en butte contre le monde tel qu'il est mais qui transforme sa révolte en exil, en silence, dans une sorte de posture dandy : une sorte de prolongation des personnages godardiens, du Petit Soldat à Masculin Féminin. On sent que Gilles est de cette école-là, qu'il est un vrai révolté, mais aussi un vrai désespéré, et il confie à son acteur, le ténébreux Patrick Jouané cette jolie posture très dans son temps. Face à lui, la mignonne et sage Macha ne peut pas faire long feu, et encore une fois on reconnaît l'hommage de l'élève au maître dans cette opposition il est vrai un peu binaire entre le masculin politique et rebelle et le féminin rassurant et léger.
C'est du romantisme, tout simplement, et cette veine étonne dans un film réalisé à une époque si cynique et désabusée. L'amour, la mort sont mêlés dans un très ample mouvement autant cinématographique que littéraire et musical. Les mots sont très beaux, oui, on sent le bagage littéraire du bougre, mais aussi et surtout la musique (Vivaldi et ses atmosphères bouleversantes) et les plans, donc : on retrouve Bresson dans ce goût pour les plans serrés qui filment un détail, une bouche, une main, ou un objet. En fait, tout le film est constitué de souvenirs, (ceux de Macha en noir et blanc) envers son cher disparu (dont la courte période d'amour est rendue en couleurs), et cette réminiscence est magnifiquement illustrée par ces images qui sont comme subliminales (malgré la lenteur du film). Le travail sur la mémoire trouve ici un bel écrin : on dirait du Proust, dans la façon de réfléchir sur elle, dans cet écheveau de plans qui sont plus le résultat d'une sensation que des faits passés, dans la brièveté de ces souvenirs flous. Bribes de dialogues, plans fugaces sur des détails, souvenirs de bonheur, c'est toute une symphonie du temps qui passe qui est racontée ici. Un magnifique film d'impressions, d’adolescence et d'amour : bien bien. (Gols - 20/02/21)