L'Homme irrationnel (Irrational Man) de Woody Allen - 2015
Excellent moment encore une fois que celui passé en compagnie de Woody et de ses obsessions habituelles (en gros, présence ou non de Dieu, libre arbitre, culpabilité, etc), d'autant que celui-ci est un de ses plus réussis depuis longtemps au niveau formel. Le grand Darius Khondji, à la photo, habille d'élégance cette farce macabre qui cache sous le clinquant de sa mise en scène quelques tourments bien sombres. On sait que Woody aime jouer sur la frontière entre comédie et drame ; on y est en plein ici, puisque le film, même privé de tout gag, est agréablement divertissant bien que tourmenté et très philosophique.
Il s'agit de la métamorphose d'un homme, petit prof de fac alcoolique et associal qui, au contact d'une de ses jeunes étudiantes, va retrouver une confiance en soi qui va le pousser aux extrèmes : se livrer à un crime parfait, en l'occurrence dézinguer un funeste juge, pour le simple plaisir de débarrasser le monde d'un salaud et de le rendre un tout peu plus vivable. On ne sait si c'est l'amour ou ce projet criminel qui le métamorphose, mais le film raconte bel et bien la mue de cet homme, qui plonge dans les concepts nietszchéens du bien et du mal, du droit de tuer, de l'existence d'une élite disposant du droit de vie ou de mort sur autrui, avec une joie communicative. Profond, Irrational Man n'oublie pourtant jamais d'être un brillant objet de cinéma, jamais pesant, jamais ennuyeux : c'est en grande partie dû à son trio d'acteurs, impeccables. Joaquin Phoenix se glisse dans l'univers allenien comme dans un bain moussant, jubilant de toute évidence de camper tout d'abord une sorte de beauf effrayant, bedaine en devant et diction pâteuse, puis une sorte de mâle dominant amoureux fou, comme un Docteur Jekyll et Mister Hyde à l'envers. Emma Stone est superbe en Woody Allen féminin et sexy, même diction hâchée, même hébétude devant les postures de son amant, même humour, mais surtout un charme incroyable dans les scènes où elle est en charge de séduire un Joaquin qui se dérobe. Mais, palme d'or, c'est Parker Posey qui mérite toutes les éloges : on connait le soin que Woody met dans le dessin de ses personnages secondaires, surtout les féminins ; Posey restera comme un des plus beaux d'entre eux. C'est l'égérie de Hal Hartley, notons-le pour faire plaisir à Shang et pour rappeler qu'il existe un cinéaste nommé Hal Hartley. Ici, elle est éblouissante en quinqua entichée de Phoenix, fataliste et drôle à la fois, sexy à mort et pourtant ordinaire à pleurer : une très grande construction d'actrice qui parvient à occulter ses partenaires pourtant épatants.
L'écrin dans lequel Woody les fait évoluer est idéal. C'est l'élégance classique de sa mise en scène qui fait plaisir à voir : les belles scènes d'intérieur immédiatement reconnaissables, avec cette caméra très mobile et comme posée sur coussin d'air, la musique jazzy super class, les costumes parfaits... Au milieu d'un tel univers, les dialogues, très nombreux, minutieux, intelligents, peuvent se déployer à loisir, tour à tour très conceptuels (mais redisons-le, jamais chiants) et curieusement drôles (ça rappelle parfois les conversations des deux vieux fans de polars dans Shadow of a Doubt d'Hitchcock), qui prend des airs de jeu de ping-pong entre les acteurs. Woody a peut-être perdu le don des punch-lines, mais il n'a rien perdu en profondeur et en rythme de dialogue. On retrouve aussi, curieusement, le thème récurent des gens qui en écoutent d'autres en secret et qui décident de changer la vie de ceux qu'ils ont écoutés (le thème de Everyone says I love you ou de Another Woman),dans une scène joliment réalisée, où la trame principale se fige, où les personnages principaux s'éclipsent, pour un moment suspendu du meilleur effet. Le film pose de bonnes et intéressantes questions, morales, dostoievskiennes, humaines, on est bien contents et on se prosterne une nouvelle fois aux pieds du bon vieux Woody, capable de faire des choses aussi élégamment désuettes dans le chaos ambiant, et d'être du coup le plus moderne des compères. (Gols 24/10/15)
On a trop fait la fine bouche ces derniers temps sur Woody (j‘ai même fini par la fermer, faisant l’impasse sur le précédent opus… ce qui ne m’était pas arrivé depuis des siècles) pour ne pas reconnaître le plaisir pris à la vision de cette histoire de meurtre et de marivaudage (une veine forte chez Woody déjà à la base de son dernier bon film Match Point). Au niveau de la forme, c’est d’une fluidité remarquable (une leçon de montage à tous les niveaux), l’interprétation est aux petits oignons (Phoenix très terre-à-terre, Stone en apesanteur, Posey très dévergondée), l’image est extraordinairement lumineuse, la musique jazzy est parfaite (gros coup de cœur pour The ‘in’ Crowd qui revient en leitmotiv). Woody semble avoir une éternelle jeunesse au niveau de la forme tout en ayant une maîtrise totale de la machine cinématographique. J’opine là-dessus with Gols.
Beaucoup moins convaincu par l’aspect pseudo-philosophique de la chose d’une superficialité qui fait peur. Ok le gars Phoenix nous livre un petit best of de citations pour les nuls, ok il semble revenu de tout, ok il est au fond du trou. Il doit retrouver un sens à sa vie en jouant les Inspecteur Harry (j’exagère, sans doute) ; notre homme fait la loi (tuer un sale juge, personne n’ira s’en plaindre), hors de toute morale et y trouve son compte (on n’est pas loin du pied de nez allenien de Crimes et Délits, on pourrait presque entendre le petit rire sarcastique du Woody en coulisse). Notre homme est boosté, retrouve sa libido, redevient hédoniste, super… Là où on achoppe moins, c’est de voir d’une part en quoi le papier d’emballage philosophique était vraiment utile ; ouais, bon, cela permet de donner au scénar un peu de fond et de rendre crédible ce milieu universitaire, why not… Mais ce qui gêne surement le plus aux entournures, c’est de voir notre gars Woody revenir rapidement dans les clous de la « bonne morale » : l’Amy se sent pousser des ailes de justicière à son tour et demande des comptes à cet homme (fi de l’amour, fi des belles discussions, l’Amy plein de truculence redevient bien terne – et Woody de lui emboiter le pas : notre homme mérite une punition). On a tôt fait de revenir dans les rails du politiquement correct et nos personnages de perdre rapidement leur personnalité originale pour ne pas dire originelle (le mou Phoenix en véritable serial-killer, l’ingénue et légère Amy en donneuse de leçon prompte à revenir à ses croquettes Friskies WASP (son amoureux sans relief)) : des personnages de papier qui, pour servir le gentil scénario moral de Woody, changent du tout au tout. Cela enlève du fun et de l’ambition à la chose… Une forme très enjouée et entraînante mais un fond finalement bien pépère et sage. Tout ça pour ça, dommage sur ce plan. (Shang 29/12/15)
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