LIVRE : Le Metteur en scène polonais d'Antoine Mouton - 2015
Beauté des premiers romans qui ne s'interdisent aucune ambition : Antoine Mouton met leur race à tous les vieux briscards de l'édition en cette rentrée littéraire, et livre l'objet le plus barré et profond du moment. A la fois farce kafkaienne cauchemardesque, satire du monde du théâtre, numéro d'équilibriste et roman sur l'amour fou, Le metteur en scène polonais est pile à la jonction entre un univers vintage, délicieusement désuet (on pense à Topor, à Pérec, à Folon), et une grande modernité d'écriture, le faisant lorgner du côté de notre maître à tous, Eric Chevillard. Pas moins.
Il s'agit donc d'un metteur en scène, polonais oui, qui décide de monter l'adaptation d'un roman écrit par un auteur autrichien mort, suite à la proposition d'un directeur de théâtre français en quête d'évènement pour lancer sa saison, avec une actrice française connue. Warlikowski doit donc monter du Bernhard chez Py avec Huppert, bon. Le souci, c'est que la démesure égotiste du metteur en scène va mettre le projet en danger, d'autant qu'il se passe un truc étrange : le texte change sans cesse, se transforme, ajoute ou ôte des épisodes et des personnages à l'envi. Sombrant peu à peu dans une folie dévastatrice, le metteur en scène va entrainer sa troupe et son projet vers le gouffre, le tout sous les yeux de son épouse solitaire. On est hilare face aux inventions improbables du gars (mettre l'actrice sous un tapis pendant toute la pièce, cacher tout le décor avec une armoire, emmener sa troupe dans des excursions pédestres cauchemardesques, engager un traducteur alcoolique alors qu'il parle très bien le français, etc.), et on reconnaît avec jubilation les caprices de nos grands noms du théâtre. C'est d'abord ça, ce livre : une démolition en règle des ratiocinations intellos des metteurs en scène parvenus. Le trait est juste appuyé comme il faut, c'est caustique tout en restant bon enfant, le ton est parfait. D'autant que les difficultés du metteur en scène sont narrées dans une langue elle-même acrobatique, elle-même "trop compliquée", ce qui en souligne l'inanité. On frémit au début en pensant que cette viruosité technique va se mordre la queue, malgré tout le talent de Mouton (arriver à tenir des phrases aussi bien rythmées sur des circonvolutions aussi longues et sophistiquées, c'est respect). Mais on s'aperçoit vite que ce style ampoulé est le choix idéal pour rendre compte des pensées chaotiques, obsessionnelles, du metteur en scène, et on se laisse aller à la musicalité parfaite de ces phrases.
Surtout, au-delà de la farce jubilatoire, le roman parle de la création artistique dans toute sa complexité. Cette pièce qui échappe au metteur en scène, tous ceux qui se sont frottés à un texte la connaissent ; cette impuissance, ce découragement qui poussent à faire n'importe quoi plutôt que rien, aussi ; et ce regard indifférent des êtres qu'on aime face à ce qu'on crée, pas moins. Le roman aborde ça, cachant une sombre douleur et une crainte de l'incompétence sous des sauts périlleux grammaticaux ; mais le thème est bien là : celui de l'abandon de l'inspiration, et de la douleur fulgurante qu'il procure. Merci à la belle âme qui déposât ce livre entre mes mains.