A la Folie (Feng ai) (2015) de Wang Bing
Ils sont fous ces Chinois. Oui, eh bien avant de sortir des clichés (du genre, "les Chinois ne sont pas les rois de la propreté"... oui, enfin bon, cet asile psychiatrique n'est pas tenu par Mr Propre, on est d'accord), matez cette petite chose légère (4 heures : une paille - mais une grosse, c'est vrai) et on vous donnera peut-être voix au chapitre. Qu'est-ce qu'il y a de plus "édifiant" (c'est le mot clé de tout bon documentaire) dans cette nouvelle œuvre de Wang Bing : le "travail" des « personnels encadrants » (des docteurs ? Nan...) qui n'apparaissent que pour filer des cachetons ou des piqûres (si vous essayez de péter une porte, cela vous coûtera plus cher : vous vous retrouvez menotté les mains derrière le dos et je peux vous jurer que pour dormir, c'est le cauchemar ; au bout de plusieurs heures, vous êtes prêt à vous mettre à genoux pour supplier mains jointes votre bourreau - mais cela n'est pas possible non plus...), l'espace ultra-réduit (2 à 6 par chambre et un espace de vie qui se réduit à quatre balcons à l'étage - le fou chinois ne peut même pas tourner en rond... Mention spéciale au passage au ptit jeune qui enquille 20 tours en courant… comme un dingue avant de remettre ses 4 pulls), l'hygiène (vous faites vos besoins et vos bains de pied dans la même bassine... Mention "cradingue et habileté" à celui qui pisse dans sa bassine tout debout sur son lit), la durée d'internement (certains sont là depuis 12, 15 ans... Un type normal ne peut objectivement endurer ces conditions plus d'une semaine), les types qui, comme des loups pris dans un piège, hurlent qu'ils ne sont pas fous, bordel, la solidarité malgré tout entre eux ou tout du moins cette capacité à vivre ensemble (il y a, mixés, des assassins, des alcoolos, des violents, des légumes...), cette terrible promiscuité qui donne lieu à des mouvements tendancieux sous les draps, cette patience, coûte que coûte, de ces internés, qui, quels qu'ils soient, semblent finir par accepter leur sort sans vraiment péter un boulon (ce pauvre gars qui supplie sa femme à chacune de ses visites de le ramener à la maison... dès que le type boude ou ose s'énerver, on se rend bien compte qu'il s'enfonce ; la séquence avec la visite de son fils est à pleurer, pathétiquement), cette folie douce du gars pas méchant a priori qui tue les tâches sur le mur, ce type rempli de TOC qui met 3 heures pour s'habiller après avoir répété au moins 8 fois les mêmes gestes, ce type qui se balade à poil dans les coursive et qui profite de l’eau gratos en se versant des seaux sur la tête, cette histoire « romantique » hallucinante entre un type du 2ème étage et une donzelle du 1er (« baise-moi », l'invite-t-elle la nuit du nouvel an alors que les feux d'artifices éclairent cette nuit chinoise... ils se donneront rendez-vous un soir et se tripoteront tant bien que mal malgré la présence d'une grille qui sépare les deux étages...) Bref, brisons-là, tout est édifiant...
Au bout de 3 heures à vivre en compagnie de ces frères humains parqués, Wang Bing nous donne enfin une autorisation de sortie en suivant un type « libéré » : l'homme erre, désœuvré, chez ses parents (la mère, empathique : "bon ben on va te renvoyer là-bas !"...) et la séquence de se finir alors que notre homme disparaît dans la nuit en longeant une autoroute : merci Wang Bing pour ce message d'espoir... Puis retour dans nos chambres cradingues et cette ambiance confinée - on a à peine eu le temps de prendre une bouffée d'air. Wang, fidèle à son style naturaliste "à l'usure" suit un personnage pendant 20-30 minutes, le temps que l'on s'imprègne bien de toute sa souffrance, son désarroi, son humanité en peau de chagrin. Je n'irais pas jusqu'à dire que le cinéaste nous tient en haleine pendant 4 heures et que celles-ci passent dans un souffle (prévoyez des ptites pilules vitaminées ou une injection de Red Bull), mais il parvient, en nous prenant par la main, à nous montrer la vie quotidienne de ce petit monde avec une facilité déconcertante, émouvante, effrayante, remarquable... Une plongée un brin anxiogène dans cette face cachée de la Chine qui se passe de tout commentaire superflu - un tour de force, de fou. (Shang - 04/09/15)
Bah c'est tout simplement remarquable de sobriété, et c'est proprement incroyable de constater que de nos jours il y a encore des gens, dans un monde civilisé, qui peuvent vivre dans un tel dénuement. Dans cet "asile" qui a tout des léproseries d'antan, on enferme tout le monde, fous furieux, autistes, alcooliques, dépressifs, psychopathes ou simples sans-abris, et on soupçonne même quelques familles de se débarasser de ses membres les plus encombrants en les enfermant dans ce cercle de l'enfer. Mon camarade a bien fait le tour de la question, cette exclusion totale, cet abandon de toutes les instances soignantes, et pourtant cette sorte de "vivre ensemble" qui s'installe. Les séquences les plus ravageuses sont d'ailleurs celles où un des prisonniers pête un plomb et où les autres viennent le consoler (c'est souvent pour avoir une mandarine, mais bon...) : le gusse qui se retrouve enfermé là par sa famille, et qui hurle littéralement de douleur, et les autres doux dingues qui viennent le regarder, lui dire timidement un mot, c'est bouleversant. Wang Bing est très fort pour filmer cette société parallèle, animale, qui se forge sur ces ruines d'humanité : il y a une hiérarchie, des codes, de l'amour, de l'entr'aide, des lois dans ce monde perdu. Il aime à montrer la part d'animalité de ces êtres : un gars qui bouffe avidement son gateau pour ne pas que les autres le lui piquent (ses postures de singe, incroyables), ce type qui marche sur les lits pour tuer des insectes imaginaires sur le mur (un échassier) ou un autre qui court comme un taré dans ce couloir exigu, véritable bête en cage. On croirait tout simplement, à certains endroits, qu'on est dans un documentaire animalier, impression renforcée par l'utilisation de cette caméra à l'épaule, directe, cradasse, qui attrape tout ce qui passe en direct. Les regards effrayés ou séducteurs des hommes filmés vers elle sont aussi criants de vérité et de bestialité.
La séquence hors de la prison est extrêmement parlante : on y voit, en quelques scènes, ce qui conduit les familles à faire enfermer un de leurs membres : le dénuement, l'ennui, la pauvreté complète, l'absence de quelque trace d'amour ou d'affection que ce soit. Séquence glaçante, on préfère à tout prendre retourner vers nos dingues et refermer la grille sur nous. Albert Londres avait décrit l'enfer des asiles au début du XXème siècle, Depardon avait filmé l'enfer des asiles dans les années 70 (San Clemente) : Wang nous montre que rien n'a changé depuis : une aberration. Terrible. (Gols - 14/01/16)