La Classe ouvrière va au Paradis (La Classe operaia va in Paradiso) d'Elio Petri - 1971
Grandeur et misère de la condition ouvrière dans l'Italie des 70's, vues du côté d'un mec ordinaire. On sait que Petri aime faire de la politique depuis le point de vue de l'Italie d'en bas, dans un abord qui mèle les grandes théories et l'humanisme. Ces tendances trouvent avec La Classe ouvrière va au Paradis leur point d'orgue : le film est très habilement tour à tour, drôle, burlesque, dramatique, tragique, et à l'image de son héros, on en ressort meurtri et lessivé. Très ancré dans son présent, il étonne pourtant par son coté visionnaire, par sa lucidité quand il s'agit de pointer les horreurs du système capitaliste. Petri renvoie tout le monde dos à dos, ouvriers moutonniers et patrons manipulateurs, et livre une farce bruyante et cinglante sur la façon dont la société broie les humains. Il le fait avec les gros sabots du cinéma populaire italien, peut-être sans subtilité mais avec une frontalité qui réjouit.
Volontè interprète avec génie un gars moyen, ouvrier ayant parfaitement intégré et accepté les cadences infernales imposées par le patron, fabriquant des pièces dont il ne connaît pas la finalité à un rythme infernal, se foutant pas mal des syndicats et des slogans hurlés par les activistes à l'entrée de l'usine ("On vous vole votre vie !"). Epuisé, il s'écroule le soir devant la télé, délaissant sa femme et son enfant. Mais dès le départ, on sent que le doute l'habite, que le ver est dans le fruit. Quand il perd un doigt dans la bataille, c'est le début de la révolte, grève fulgurante qui le laissera aussi confus qu'avant : car tout le film va démontrer que même la révolte peut être récupérée par le système, et que notre gars va devoir sagement reprendre ses cadences après avoir eu l'illusion d'une rebellion. Le constat est amer : le système marchand parvient toujours à ses fins. Face à lui, ce petit mec sans envergure s'agite comme un beau diable, hurle et tempête, mais la machine à broyer est en marche. Dans un paysage désolé de neige, la cohorte des ouvriers reprend sagement la route de l'usine comme les animaux vont à l'abattoir. A moins d'être fou (le collègue de Lulu, enfermé à l'asile, est finalement le seul qui ait trouvé sa place), on est avalé.
Ce qui rend le film encore plus caustique, c'est que Petri y pointe la responsabilité des travailleurs eux-mêmes dans leur aliénation. Constitué de groupuscules qui se détestent (les engagés, les salauds, les collabos, les moutons...), le groupe d'ouvriers ne peut pas être homogène, et ne peut pas se rebeller. Plus que les patrons, dont on aperçoit à peine une caricature par ci par là, c'est le peuple lui-même qui sert la soupe au capitalisme. Désabusé (on sent mai 68 encore très présent), Lulu représente le deuil des utopies à lui tout seul. Le film pourrait tomber dans la lourde thèse, mais Petri lui donne une vie de chaque instant : pétaradant, souvent drôle, éclectique dans son style, le film est passionnant dans sa forme. Le choix des très gros plans, qui alternent avec ces très beaux plans larges sur les abords arides d'une usine prise par la neige, permet de donner toute sa place au jeu grandiose de Volontè, qui peut aussi bien être pathétiquement con que sublime. On reste fixé sur ce visage en proie à la fièvre du rendement, ou au contraire subitement mis dans le doute sur sa condition, et Petri sait tirer toute la richesse de l'acteur. Le scénario parfois lourdaud est compensé par une mise en scène énergique, pleine de hiatus et de surprises, qui sait par exemple très bien mettre en valeur les cadences et les gestes du travail. Un film révolté et passionnant.
Quand Cannes, là