Le Monde du Silence de Jacques-Yves Cousteau & Louis Malle - 1956
Vous vous souvenez du brave commandant Cousteau qui animât vos mercredis après-midi, le cul posé sur votre pouf rouge et croquant des Pepito en regardant les merveilles de dame nature ? Eh bien, oubliez ça : Cousteau, c'est l'Attila de l'océan, là où il passe la mer ne repousse plus. En tout cas, à revoir aujourd'hui Le Monde du Silence, on est effaré par la façon dont le bougre au bonnet rouge aborde son étude des fonds marins : en conquérant ethnocentré, il pulvérise du poisson, déchiquette du bébé animal, saccage de la flore et asphyxie de la tortue avec une joie de chaque instant, en n'oubliant pas au passage d'être condescendant vis-à-vis de la population indigène et peu regardant sur la morale du montage. Louis Malle a filmé tout ça, et on imagine ce délicat cinéaste le coeur au bord des lèvres de devoir regarder ce massacre en bonne et due forme.
Ca commence par une explosion à la dynamite. "Le seul moyen d'observer les poissons est de les dynamiter d'un coup (ah ?). C'est pourquoi nos courageux marins vont te les pulvériser joyeusement." Baoum, et le compère de conclure tristement en filmant les cadavres : "sous la surface c'est la tragédie". On commence à trembler et à se dire que l'affichage scientifique de l'odyssée de la Calipso prend des airs un peu gore. On ira ainsi d'horreurs en horreurs : on s'accroche à une tortue parce que c'est fun, en précisant "Normalement les tortues doivent remonter à la surface, mais l'effort de celle-ci sera trop dur..." ; ça se poursuit avec l'éventrement d'un poisson-globe qu'on regarde lentement se vider de son eau ; puis on fait habilement ("malheureusement", déplore la voix off) passer un bébé cachalot sous le bateau pour qu'il soit bêtement déchiqueté par les hélices et attire les requins qu'on voulait filmer ; on pique-nique tranquillement, son gros cul posé sur des tortues centenaires terrifiées ; puis on agace un mérou, surnommé affectueusement Jojo, avant de l'enfermer dans une cage "car il devient vraiment affectueux". Le point culminant, c'est le massacre des requins, un véritable génocide gratuit difficilement regardable, que Cousteau justifie sans vergogne : "Les requins sont depuis toujours les ennemis des marins (ah?). C'est pourquoi nos courageux hommes s'arment de gourdins et de harpons pour les dézinguer façon Terminator". Quand on pense que Cousteau a représenté le scientifique écolo par excellence, on est consterné : à côté, Captain Igloo c'est Nicolas Hulot. On continue d'être bouche bée quand les gusses rencontrent un indigène, qu'ils doublent en petit nègre : "Missié blanc aime beaucoup to'tue, elle cou'ir sur sable, hihihi", on dirait Tintin au Congo. Comme le petit belge, Cousteau considère que le monde est à lui, qu'il importe moins de le regarder que de le dominer : ethnocentrique, violent, suffisant, crétin, le film est à l'image du positionnement de l'homme face à la nature qui a été en vogue pendant de nombreuses années.
Moralement donc, un film complètement dégueulasse. Formellement, c'est mieux. Non seulement parce que l'aspect "hommes entre eux" conduit à une lecture crypto-gay : il y a quelque chose de mystérieux dans la façon qu'a Malle de filmer ces hommes torses nus, silencieux (ou très mal doublés) qui ne semblent exister que pour se livrer à des expériences violentes et risquées. Le féminin, que ce soit dans les personnages ou même dans la façon d'aborder la nature, est absent du film, ce qui lui donne cet aspect brutal, d'ailleurs. Pourtant, Malle sait aussi, dans les quelques scènes plus apaisées, faire preuve d'une belle sensibilité, surtout compte tenu des difficultés de tournage. La scène d'ouverture, par exemple, qui montre quelques plongeurs disparaître torche au poing dans l'obscurité des fonds puis les retrouve "de l'autre côté" quelques secondes plus tard ; ou la longue séquence d'exploration d'une épave, véritable séquence hantée aux formes très harmonieuses ; ou enfin la manière de montrer les appareils techniques (scooter sous-marin (!), petit poste d'observation immergé, cabine de pilotage), tout ça montre un cinéaste qui sait attraper la poésie là où elle est. Le scénario brosse de petites saynètes parfaitement ineptes de discussions entre marins ("allez hop, au sas de décompression, vieux gredin !"), très mal jouées et montées à l'arrache, mais Malle les montre effectivement dans leur fausseté même, c'est assez drôle. De toute façon, niveau montage, le film est peu regardant : on peut monter ensemble des plans complètement disparates, filmés dans des temps très éloignés, et faire croire à la continuité, ou rejouer des scènes visiblement répétées, on s'en fout. Autant dire qu'un tel film n'aurait aucune chance de sortir aujourd'hui, à moins de déclencher la bronca des écolos modernes et des spécialistes du doc. C'est en tout cas une idole de mon enfance qui s'écroule, je vais attendre avant de revoir un vieux Goldorak.
Quand Cannes, là