Saint Laurent (2014) de Bertrand Bonello
On aime Bonello et l’on se doit donc d’aimer tous les films de Bonello. Attention, on n’est pas dans les Inrocks mais sur Shangols - je sais que certains l’avaient déjà remarqué mais quand même. Je ne dis pas que l’on n’a pas un certain a priori positif, non… La preuve, on est plus prompt à se mater la version de Bonello que celle de Lespert, genre. Dès le départ, on est d’ailleurs assez satisfait de ce choix, vite charmé par le soin esthétique donné à la chose. Gaspard Ulliel s’est fait coudre les lunettes de Yves sur son faciès, Loulou (Léa Seydoux, je ne vous la présente pas) et Betty sont vraiment trop belles et trop classe, Louis Garrel avec sa petite moustache a l’air délicieusement taquin et retors… Et ce décor, et ces robes, et cette grande musique, c’est vraiment très très jouli.
Yves Saint Laurent est un génial créateur, on le sait, mais aussi quelqu’un de génialement auto-destructeur, on le sait un peu moins. C’est la piste sur laquelle nous engage Bonello, en nous montrant l’art de se (faire) fracasser du Yves (pilule, alcool, sexe…). Il évite semble-t-il volontairement de tomber dans tout aspect psychologisant, suivant en un sens les directives de Pierre Bergé qui censurait toute interview où le grand homme de la couture française se laissait aller à des confessions intimes. C’est un choix qui évite l’aspect biopic démonstrative (pourquoi Yves a frappé un type à l’âge de 45 ans avec un verre de champagne c’est parce que sa mère lui avait sans doute versé du Perrier sur la tête lorsque… par pitié…) On n’est pas aux States, ouf.
Seulement voilà, cette volonté systématique de chercher à montrer le manque de prise du Yves sur sa propre vie - je crée, je me fusille - devient vite crispante… Et le mot crispant de s’imprimer dans notre esprit et de commencer à contaminer l’ensemble du film. De Pierre Bergé (au ton très affecté) à Yves Saint Laurent (au ton très très affecté), on comprend rapidement que l’homo sapant aime à articuler chaque lettre de l’alphabet et à faire traîner sa langue sur chaque syllabe. Seulement au bout d’un moment, ce faux mimétisme en devient crispant. La Callas chantant l’Ave Maria, c’est très beau, indiscutablement, un peu chiant pour un fan de Toto mais c’est très beau, j’ai dit qu’on en discutait pas. Mais trois-quatre fois à la suite, hein, c’est un peu ronflant pour ne pas dire crispant… Loulou et Betty sont très jolies, on l’a dit. Mais à part sourire et danser à quoi elles servent ? Elles n’ont absolument rien à jouer, aucun personnage à défendre et là aussi cela en devient crispant. Louis Garrel en mode je souris, je suis triste, je souris, je suis triste, genre je suis diaboliquement manipulateur… bon, on l’aime bien notre Louis mais reconnaissez avec moi que ce personnage est particulièrement crispant - Bonello, là encore, évitant soigneusement de traiter une quelconque profondeur dans le personnage : c’est un dandy homo, démerdez-vous avec ça, et il est démoniaque, la preuve, il sourit, il est triste…. Raaaaah diablement crispant… Quand Bonello tente de faire de « l’art cinématographique » (genre un split screen à la Mondrian si vous voyez le genre), là encore on se crispe car visuellement cela n’a guère d’intérêt, c’est même totalement foutraque : on a même parfois l’impression que notre Bonello s’est un peu perdu en chemin - c’est bien beau d’enchaîner les clips fashion, mais n’est-ce pas une façon de reconnaître que l’on a pas grand-chose à dire… Et ne pas avoir grand-chose à dire sur 170 minutes, c’est un peu longuet…. Alors, oui, on l’aime bien Bonello, mais force est de reconnaître que sa version de YSL est sous moult coutures terriblement crispante… (Shang - 10/03/15)
Je trouve mon gars Shang un peu sévère avec ce film qui a au moins eu le mérite de m'intéresser pendant trois heures au sujet qui m'intéresse le moins : la mode. C'est en reculant que j'ai introduit le DVD dans la fente, Saint-Laurent (un génie ? si vous le dites) n'étant pas forcément le type de qui j'ai envie de connaître toutes les arcanes de la carrière et de la vie privée. Et c'est vrai que durant la première demi-heure, j'ai donné raison à l'impression de Shang : jeu affecté, petit monde clinquant très énervant, et une façon très clicheteuse de regarder les mannequins. La première fois que cette Aymeline Valade apparait à l'écran, dansant de façon sensuelle en tripotant ses cheveux, je me suis dit, bah j'irai pas au bout, tant tout ça est crispant de superficialité, d'autant que Bonello a l'air d'en faire son beurre avec gourmandise. Ce petit monde fermé sur lui-même, où tout n'est que bon goût, petit camé qui va bien et étoffe aux noms exotiques, a eu tout l'air de se fermer également au spectateur que je suis. Aucune distance d'ailleurs par rapport à ce monde de la part du cinéaste : il le filme fasciné et émerveillé par ces ors et cette démonstration de confort aristocratique, et on s'énerve un peu en louchant sur le boîtier de ce documentaire sur les Gilets jaunes qu'on n'a toujours pas vu.
Mais peu à peu, à force d'insister et de rester dans son axe, Bonello gagne notre sympathie. Avant tout bien sûr parce qu'il est un excellent metteur en scène, ce qui fait que des scènes qui pourraient paraître surfaites (la rencontre avec Garrel, la partouze, le défilé final, ...) s'avèrent superbement dopées par une belle utilisation de l'espace et du rythme. Travellings lents qui englobent les personnages centraux et tout le contexte autour, mouvements très suaves de la caméra, véritablement sexuelle (le film respire le sexe, même dans les moments où tout le monde est habillé), audaces de temps en temps (ces split-screens, que j'ai trouvés très jolis pour ma part), Bonello dresse autour de son sujet un écrin très classieux, ample et raffiné. Et on comprend alors ce qu'il a voulu faire : parler de ce monde si lisse en surface, mais en montrer les névroses, les côtés sombres. Saint Laurent semble assailli par le doute, et Ulliel, avec son jeu très en sous-régime, très "petit", rend toute son ampleur à cette dépression qui le menace sans arrêt. Certes, le jeu des acteurs est apprêté, mais ce petit monde ne l'est-il pas ? On aime donc ces acteurs qui campent parfois des personnages pas commodes (Renier en Pierre Bergé, le gestionnaire austère, celui qui calme les fêtes et donne des leçons de morale à Saint Laurent), parfois très secondaires (merveilleuse Valeria Bruni Tedeschi). Dans un festival de musiques très class (pas que la Callas, allons, ami de mauvaise foi, mais le Velvet, Creedence, Patti Austin) et de motifs tous plus clinquants les uns que les autres (cette formidable idée du chien interchangeable (et j'en profite pour applaudir à deux mains ce bouledogue français qui nous fait une overdose d'une troublante crédibilité))? Bonello rend un hommage feutré au grand homme, et en restitue toutes les ambiguïtés, sans charger la mule, sans donner de leçons, sans "salir " son film (genre, aaaah ces homos, quelle déchéance). Et réussit finalement un portrait fin et une belle vision de ce monde fermé. Pas si mal. (Gols - 17/02/22)