LIVRE : L'Homme descend de la voiture de Pierre Patrolin - 2014
Les relations de l'homme contemporain à sa voiture constituent un mythe urbain incontestable ; celles du même avec les armes à feu également. Pierre Patrolin s'attaque aux deux en même temps à travers ce roman minutieux, c'est dire l'ambition. Un gars s'achète une nouvelle voiture. Il trouve aussi un fusil dans la remise familiale. Peu à peu, au gré de ses longues errances au volant de sa bagnole, au fur et à mesure de ses passages de plus en plus rares à son bureau, se dessinent une douce folie, une menace diffuse en direction d'une épouse trop aimante et trop étrangère à ce nouveau monde qu'il découvre en conduisant. Le fusil servira-t-il, façon Dillinger est mort, à le sortir de son envoûtement ? C'est tout le suspense de ce roman, qui peut se lire comme un polar exsangue si l'on veut.
Très lentement, en prenant tout son temps, Patrolin montre une obsession en train de se créer : il lui suffit de décrire cet homme prenant sa place dans la file des voitures qui défilent le long des rues, complètement absorbé par la normalisation de son statut social, pour laisser deviner l'ambition presque politique du texte. Une attaque sociologique qui se transformerait en essai poétique, en quelque sorte. Surtout, le livre a l'audace de se faire attendre, de ne se conquérir que peu à peu : c'est dans son intégralité qu'il prend tout son sens (surtout grâce à l'intervention tardive d'un sanglier bien symbolique qui vient éclairer tout le roman), et pendant une grande partie on peut être ennuyé par ce vide, ce manque de nerfs même. Le personnage, strictement jamais décrit par ses pensées ou ses sentiments, accomplit une série d'actes dénués de sens, gagné seulement à la longue par cette folie douce qu'induit sa normalisation. Le livre n'est pas aimable, ne cherche pas à séduire, et fait confiance à son lecteur pour le conduire exactement où il veut.
Pourtant, ce n'est presque pas sur les thématiques que le texte est le plus intrépide ; parlons plutôt de l'écriture qui, il faut l'admettre, est impressionnante. Patrolin a du vocabulaire, et utilise une gamme sidérante de nuances dans l'utilisation de ses adjectifs notamment. Décrire les parfums de sa voiture s'avère être un exercice de style assez édifiant, sans cesse renouvelé malgré les répétitions infinies de la trame. L'auteur possède parfaitement les couleurs de la langue française. C'est vrai que ça peut fatiguer à la longue, méfiant qu'on est envers ces auteurs qui ont un dictionnaire des synonymes à portée de main et qui préfèrent la virtuosité à la musicalité de la langue ; au bout d'un moment, j'ai bien eu envie de laisser tomber cette masse de mots subtils et cristallins pour aller me colleter avec un style un peu plus incarné (je sors d'un Dennis Lehane, faut dire). Mais là aussi, il faut s'accrocher : au bout du compte, L'Homme descend de la voiture est un exercice brillant de jeu avec le langage, et c'est finalement tant mieux. Bravo, donc, et (message personnel) merci à Amélie de m'avoir poussé à continuer malgré mes réticences.