Lancelot du Lac de Robert Bresson - 1974
Ca commence par des chevaliers qu'on décapite ou qu'on éventre, se poursuit avec une vibrante histoire d'amour impossible, s'enchaîne avec un tournoi sanglant, pour se terminer en règlements de comptes entre clans de chevaliers félons. Ca pourrait donc être facilement un bon vieux film hollywoodien à effets spéciaux avec Brad Pitt ; mais voilà, c'est du Bresson, autant dire que les écrans verts et les palettes graphiques ne sont pas de sortie. Tant mieux, dirais-je après avoir vu ces 80 minutes assez hallucinantes. On peut aisément ricaner face à ce cinéma pauvre (économiquement) et épuré jusqu'au jansénisme ; on peut aussi admirer la puissance graphique du film. Je suis plutôt de ceux-là.
Qu'il filme des pickpockets, des ânes ou les Chevaliers de la Table Ronde, Bresson ne lâche rien : bien que riche en évènements et en combats, Lancelot du Lac préfère mille fois s'arrêter aux "à-côtés" du taff de chevalier plutôt qu'à la pure aventure. Et avant tout, aux lieux, aux animaux... et aux jambes des hommes... Bresson compense son manque évident de moyens par tout un système d'évocations visuellement très fortes : le regard d'un cheval mourant, une plaine en feu, des hommes qu'on porte pour monter en selle, il ne lui en faut pas plus pour évoquer cette période guerrière et sanglante, et pour raconter son histoire. Certes le budget ketchup est conséquent, mais les scènes directement sanglantes ne sont pas les plus impressionnantes, frôlant même parfois le ridicule (les Monty Pythons sont passés par là). Ce qui force le respect, c'est plutôt la façon dont Bresson suggère la sécheresse des combats, la dureté de la vie de ces chevaliers, et la profonde dépression presque métaphysique qui s'empare d'eux. Les gars logent dans des tentes battus par le vent, et les plans fixes que le réalisateur utilise pour les montrer donnent quelque chose d'implacable à leur destin. De même que, pour la splendide scène centrale du tournoi, il préfère travailler sur une répétition qui devient à la longue morbide (les mecs qui tombent régulièrement sous la lance de Lancelot), sur la reproduction des motifs (le joueur de biniou, les pattes des chevaux, la chute, et les constants retours vers les tribunes de spectateurs) que sur la vraie violence, conférant à la scène une aura d'une grande tristesse.
Le film est de toute façon très mélancolique, puisqu'il parle d'un échec (la quête du Graal) et d'un amour frustré (celui de Lancelot pour la reine). Lancelot est pris dans une sorte de spirale morbide que ses compagnons d'armure sont incapables d'enrayer, quand ils ne la provoquent pas. Cette spirale le conduira à tuer son meilleur ami, à perdre définitivement la femme qu'il aime, et à mourir lamentablement sur le tas de cadavres formé par ses derniers partisans. Mélancolie encore augmentée par le fameux jeu distancé des acteurs, qui semblent la plupart du temps lire leur texte à plat plutôt que le jouer réellement ; impression fausse quand on s'aperçoit que ce jeu blanc sert en fait à laisser toute leur place à nous propres interprétations de ce qui est raconté. Dans ce monde de bruit et de fureur, Bresson travaille sur le retrait, sur la discrétion, sur l'absence totale d'hystérie, et ça fonctionne à mort : les chevaliers sont contraints de relever leur heaume pour prononcer le moindre mot, ralentissant ainsi l'action jusqu'au maximum, construisant un savant dispositif de champs/contre-champs hyper rigoureux, et enlevant toute sève à leurs dialogues guerriers. Ca pourrait être chiant, c'est spectaculaire.
Et puis il y a le formidable travail sur le son, là aussi très évocateur : les cris de chevaux qui jalonnent la bande-son, les corbeaux qui rôdent comme des charognards (l'importance des animaux, spectateurs/victimes des agissements des hommes), le fracas des armes et des armures, le souffle des éléments, tout un monde semble se tenir à la lisière des évènements, permettant au film de s'élargir infiniment tout en restant dans le cadre de son petit décor et de sa poignée de personnages. Toujours aussi attentif aux détails (les plans superbes sur des mains qui se touchent, sur des gestes suspendus), Bresson réalise pourtant une fresque très vaste, et crédible qui plus est. Comme quoi, avec 12 francs, on peut faire un film de chevaliers bien meilleur que les bouses hollywoodiennes.
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