Only Lovers left alive (2014) de Jim Jarmusch
Je suis un fan absolu de Dead Man. Force est malheureusement de constater que le charme de Jarmusch a bien du mal à autant agir sur moi depuis une poignée de films. On ne peut lui reprocher de savoir planter des ambiances propres à lui : Tanger, Detroit, Swinton, Hiddleston, mêmes combats ; soit donc dans ces deux cités romantiques et délabrés deux dandys vampires déprimés et déprimants entourés d'objets vintage (on est pas chez Christophe Lambert, hein, on ne collectionne pas les beaux meubles et les cornemuses, là on est dans la culture de chez culture, nos deux héros étant entourés de vinyles, de bouquins, d'une vieille pile de magazines des Inrocks et de Rock et Folk en vrac dans un coin, de livres d'art, d'instruments de musique...). S'ils parviennent à reprendre un peu de couleur chaque fois qu'ils boivent leur petit gorgeon de sang non contaminé (ces cons d'humains, les zombies, même pas foutus de prendre soin de l'essentiel), ils ne sont guère jouasses pour autant. Swinton fera le voyage jusqu'à Detroit alors que Hiddleston est à deux doigts de se destroyer, justement... Ils seront rejoints pour un temps (un peu de sang neuf) par la pétillante Mia Wasikowska qui ne pense qu'à faire la bamboche et des conneries (ouah la charge sur la nouvelle génération aussi creuse qu'une méga teuf mise en scène par Harmony Korine) et devront réparer au final ses conneries. Cela poussera notre petit couple à revenir à Tanger... pour mourir ou renaître...
On n'est pas dans le film à suspense, ni à rebondissement, on est bien dans du Jarmush pur jus, où l'on vit d'errance, où l'on écoute des morceaux de gratte pendant dix minutes, où les dialogues minimalistes sont parfois drôles (Mia, she sucks, eheh), où les personnages écrasés par le poids du monde et celui des ans ont tellement l'air de se faire chier que le spectateur ose à peine se plaindre (bah, ça ne dure que deux heures, ça va...)... C'est à la fois diablement poussif et terriblement coooooool (les personnages de Jarmusch sont définitivement coool, même John Hurt, 435 ans dans la vraie vie, est tellement zen qu'il finit par ressembler à une vieille branche d'arbre toute moussue) ; on apprécie forcément la musique - je dis forcément parce qu'elle est vite entêtante (quand tu écoutes pendant deux heures le même thème, ça marche), on applaudit à la beauté des cadres et des lumières, au choix du petit accessoire dans le décor qui fait trop staayyyyle, on serait presque prêt à trouver que notre couple (bla-)phare (ohoh) a un charisme qui flingue (même s'ils se la pètent un peu avec leurs lunettes de soleil de star vampirisée - ils ne nous prendraient pas, nous vulgaires zombies, un peu de haut, nan ?) mais le discours est tellement usé (putain de 21ème siècle tout pourri, c'était mieux il y a des siècles... à l'époque d'Eddie Cochrane - ouais Jarmusch a jamais connu Byron même s'il veut nous faire croire le contraire) qu'on ne peut s'empêcher de trouver le gars Jarmusch parfois un peu creux - oui, c'est bas. Oui, il a l'art de la nonchalance, de la cool attitude mâtinée de référence artistiques mais son périple americano-marocain vampirise aussi souvent d'ennui son spectateur. Je continue de flirter avec Jarmusch - en lui reconnaissant définitivement une patte - sans être vraiment totalement séduit ni amoureux (Jarmusch, c'était mieux avant - j'aime la mauvaise foi...) (Shang - 21/02/14)
Oui, non, c'est vrai que le film est tellement léger qu'on le soupçonne d'être franchement creux, et qu'on est très loin des grands Jarmusch (qui ne se situent pas tous "avant", non non non). Son style errant est ici poussé à l'extrême, et si on a droit du coup à un de ses films les plus beaux formellement, on a aussi droit à une tendance contemplative qui a du mal à cacher le vide : Jarmusch est tellement cool qu'il traite sa coolitude comme une fin en soi, sachant bien, matois, que c'est cet aspect qui a le plus marqué dans sa filmographie (remember Mystery Train). Contrairement à mon copain de bac à sable, je ne me suis pas ennuyé, ce film-là étant sûrement le plus directement narratif de son auteur (il se passe des tas de trucs, quand même), mais c'est vrai qu'on se retrouve un peu sur sa faim, et on cherche ce que le bougre a bien pu vouloir dire. Pas convaincu pour ma part que le "discours" soit celui vaguement amorcé sur la fin et relevé par mon collègue : l'irresponsabilité des hommes face à leur monde et à leur santé. Only Lovers left alive n'est pas un film écolo. J'y vois plutôt une variation sur l'amour fou, celui qui dure des siècles, ce que le statut de vampires immortels des personnages illustre joliment : plus que l'accumulation des objets, ce couple a amassé un amour dévorant l'un pour l'autre, et on commence le film dans une sorte d'apothéose de cet amour, puisque l'un des deux veut en finir avec la vie, et que l'autre veut le sauver.
Du coup, une grande mélancolie émane du film, sentiment que Jarmusch traite depuis ses débuts ; vous pensez donc qu'il s'en sort particulièrement bien de ce côté-là. Shang l'a déjà dit, mais il faut insister : la sublime photo, la lenteur de la mise en scène, le thème musical épuré, les acteurs (tous excellents) dirigés vers la quasi-immobilité (ah le visage de Swinton, infimement changeant), tout ça contribue à plonger le spectateur dans un état hypnotique d'une grande douceur mais aussi d'une grande tristesse. C'est pas dénué d'humour, mais l'impression qui en reste est surtout celui d'un monde enfui, un monde de poésie et de beauté qui s'efface. Pourtant, dès que Jarmusch et ses personnages mettent le nez dehors, c'est magique. On retrouve cette façon spectaculaire et unique qu'a notre Jim de filmer les villes, tout en travellings, et c'est magnifique. Detroit, avec ses friches, ses théâtres devenus parkings, ses longues avenues désertes, ressemble à une ville-fantôme de western, avec en plus un côté hyper-urbain, hyper-contemporain ; Tanger, ville mythique de la drogue (le film parle aussi de ça) et des écrivains exilés, est montrée comme une légende, avec ses dangers et ses tentations. Les scènes en extérieur sont bien plus convaincantes que celles, un brin pompeuses et toc, en intérieur. Jarmusch convoque (pas toujours légèrement, c'est vrai) toute la mythologie du vampire, montrant ses villes, et par extension le monde d'aujourd'hui, comme l'étape finale d'une lente destruction : nos deux goules atterissent dans deux villes désertes, abandonnées, et vont finir là, comme représentants de la grandeur culturelle enfouie, leur existence... à moins que l'amûûûr... Au final, voilà un beau film creux, mais tout de même un film qui mérite le détour pour son romantisme désabusé et pour le savoir-faire du maître. (Gols - 04/08/14)