Distance (2001) de Hirokazu Kore-Eda
Voilà un film qui garde une aura de mystère jusqu'au bout (l'étrange figure du personnage d’Arata...) mais qui traite de thèmes, eux, parfaitement identifiables : le deuil, la "connexion" (ou la distance, la difficulté à communiquer) avec ses proches ou au sein d’un groupe, la modernité et l'isolement (ou le retour à la nature)... Le film jouit d'une construction narrative des plus intéressantes : dans les cinq premières minutes, l'œuvre a des allures de "film choral" avec la présentation de "bouts" de vie de quatre personnes ; la radio évoque en parallèle la commémoration du 3ème anniversaire d'un incident tragique : une secte (dont les membres se sont ensuite donnés la mort... sauf un) qui a empoisonné des réservoirs d'eau fut responsable de la mort de 128 personnes et de milliers de blessés... On retrouve les quatre personnes du début (une prof, un maître-nageur, un homme marié avec femme et bébé et un fleuriste, notre gars Arata) lors d'une balade en forêt - ils se rendent près d'un lac pour rendre hommage... non pas aux victimes de l'attentat (comme on le comprendra rapidement) mais aux membres auto-sacrifiés de cette secte - dont même les cendres sont restées introuvables, brûlés qu'ils furent. Au retour de leur balade, ils réalisent que leur 4x4 a disparu... ils vont devoir passer la nuit dans le chalet des membres de la secte, nos quatre amis ayant été rejoints par un cinquième homme - un ex-membre de la secte qui s'est enfui avant le suicide collectif. Lors de cette longue soirée, on va revivre en flash-back la relation qu'ils entretenaient avec les disparus…
On s'attend après une demi-heure de jeu, lorsque nos amis se retrouvent sans véhicule en pleine forêt, à une histoire ultra trépidante (ohoh, ça sent le bon vieux film d'horreur), on a juste oublié qu'on était dans un film de Kore-Eda. Celui-ci va prendre tout son temps pour nous conter par bribes les liens - souvent tendus - que nos quatre amis avaient avec leur mari, soeur ou frère quand ces derniers ont décidé de "s'exiler" au sein de ce "groupe", de cette secte ; il nous montre également dans quelle mesure cette nuit pousse chacun, loin de la civilisation (le réseau téléphonique ne passe même pas), à la réflexion, au recueillement... C'est assez subtilement fait : non seulement on se rend compte que la plupart des personnes (à l'exception du maître-nageur... et du mystérieux Arata...) ont quitté leur proche en ayant bien du mal à comprendre leur geste, leur motivation (comme si une "distance" existait déjà entre eux, comme si ce choix de suivre une autre voie "hors de la civilisation" les dépassait complétement) mais on réalise aussi à quel point cette nuit "fortuite" d'isolement se révèle bénéfique à chacun, salvatrice : comme si chacun prenait enfin le temps de voir la réalité en face (la séquence au petit matin, à "l'heure bleue : la fin et le début d'une journée" : peut-être pourront-ils repartir en ayant l'esprit "libéré" - très joli moment que celui où le maître-nageur se lave les mains, une scène qui fait écho aux derniers mots échangés avec son frère qui lui reprochait d'avoir les "mains collantes"). En vivant dans les mêmes conditions que leur proche, peut-être ont-ils aussi enfin touché du doigt leurs aspirations (cette volonté notamment de se couper de la civilisation) : dès qu'ils retrouvent leur vie d'avant, cependant, ils ne peuvent s'empêcher de brancher leur portable - fin de la connexion. Retour à la vie d’antan ou nouveau départ ?... C'est quoiqu’il en soit un bien joli travail de Kore-Eda au niveau du montage et du rythme comme si ceux-ci étaient au diapason de l'état d'esprit des personnages (lent dans cette forêt qui invite à la méditation, plus rapide durant les flashs-back lorsque les personnages, plus nerveux, ont du mal parfois à se contrôler...)
La grande énigme du film demeure sans doute ce personnage d'Arata dont l'on découvre au fil du récit certains mensonges qu'il a osé sortir ; les théories sur sa personne sont multiples (diverses interprétations sur le net - oui, je n'ai pu m'empêcher for once - dans lesquelles je pioche certains éléments dans la seconde piste) : simple personnage solitaire en quête d'une famille qu'il n'a jamais eue (le montage photo et sa volonté de s'inventer un père et une soeur), fils du gourou (il aurait peut-être même fait connaître la secte à au moins deux personnes qui ont ensuite rejoint l'organisation) qui tente de "racheter ses fautes" en s'associant au deuil des trois autres individus (il pourrait être également responsable de la disparition des membres de la secte dans les flammes - le feu mis aux photos et au quai sur le lac faisant écho à ce bûcher et annoncerait sa volonté (après cette longue nuit de "partage") de tourner enfin la page... Avouons que Kore-Eda prend plaisir à laisser à chacun le soin de faire son propre petit travail de réflexion... pour ne pas dire de "recueillement". C'est bien sûr ce qui donne une partie de son charme à ce film qui révèle ses clés (certaines plus évidentes que d'autres) progressivement. Il n'est par ailleurs pas forcé de se "prendre la tête" pour apprécier certaines séquences, qu’elles soient pleines de grâce (celles entre Arata et sa prétendue soeur) ou pleines de colère et d'incompréhension (lors de deux flashs-back notamment). Profond et intelligemment déroutant...