From Chris to Christo de Chris Marker - 1985
Il paye pas de mine, ce petit court-métrage, mais il cache sous sa modestie plein de réflexions vraiment intéressantes. Au départ, la fameuse oeuvre de Christo, qui enveloppe le Pont-Neuf entièrement sous des drapés, création éphémère déjà superbe en soi. Marker filme le montage, puis les réactions des gens face à cette oeuvre, puis le démontage. Un peu comme dans E-clip-se, ce n'est pas tant l'évènement lui-même qui compte (on voit très peu le résultat final, sauf à travers quelques plans magnifiques qui montrent le vent faire bouger la toile ou des drapés particulièrement "picturaux") que les gens face à lui : leurs réactions, leurs comportements, les idées et la parole qu'il déclenche en eux. Ici, c'est d'autant plus intéressant que c'est une oeuvre d'art populaire qui est proposée : l'oeuvre de Christo est faite pour être "accaparée" par le public : Marker filme longuement les gens qui marchent sur le pont enveloppé, qui griffonnent des mots sur le tissu, voire même qui se postent sur le pont en face pour dessiner l'installation de Christo : en gros des gens qui créent de l'art sur une oeuvre d'art qui "commente" déjà une oeuvre d'art (le pont en lui-même). Et là-dessus, Marker lui fait du cinéma, ajoutant une couche supplémentaire de mise en abîme sur la chose.
Cette appropriation de l'oeuvre par le spectateur semble être le vrai projet du film (si projet il y a, tant cela semble filmé en direct, au hasard) : comment l'art pénètre dans la vie de tous les jours, comment il devient important dès lors qu'il modifie ou non le quotidien. Très jolie séquence, du coup, que celle de cette manif qui traverse le pont enveloppé, comme si de rien n'était, comme pour souligner la futilité de l'oeuvre d'art face aux vrais problèmes (ce que l'aspect éphémère de la construction questionne aussi d'ailleurs) : la vie continue. Mais pourtant quelque chose change : les gens discutent, apprécient ou critiquent, voire se lancent dans des digressions qui n'ont rien à voir avec le schmilblick (le vieux qui s'énerve contre un jeune à propos de la qualité de la vie avant guerre). Pour une fois, ces comportements de spectateurs n'ont pas lieu face à une oeuvre, mais dans celle-ci, qu'elle soit plastique (Christo) ou cinématographique (Marker). Au-delà de ça, Marker réalise un film humaniste, proche des gens, intéressé par ses contemporains, et du coup plein d'énergie et de chaleur. Cette petite poésie urbaine, simple mais fûtée, fait merveille.
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