La Rue de la Honte (Akasen chitai) de Kenji Mizoguchi - 1956

Dernier film du Kenji, et toujours la même empathie envers les femmes, en particulier les prostiputes, catégorie qu'il a toujours défendue depuis ses débuts. Celles-ci trouvent leur plus bel avocat avec ce film digne et plein de colère, amer et dur, qui dresse un portrait de l'état de la prostitution dans les années 50. Très ancré dans le monde moderne, il commence au moment où une loi interdisant la prostitution menace les petits bordels de fermeture. Ceux-ci ont déjà subi de plein fouet la déchéance morale de l'après-guerre : les courtisanes raffinées de naguère sont maintenant des filles plus ou moins abandonnées, miséreuses, sans foi ni loi, s'endettant jusqu'au cou sous le joug de macs guère concernés par leur misère. On nous présente donc une poignée de femmes, chacune porteuse à elle seule d'un petit destin, toujours pathétique. Mizoguchi parvient d'ailleurs parfaitement à varier les histoires et à nous présenter un état de la Femme entre deux périodes de la civilisation japonaise : il y a les anciennes, putes vieillissantes, parfois mariées et mères de famille, torturées par l'âge, encore maquillées comme les geishas de jadis, suivant encore une sorte de code moral dépassé, et complètement asservies aux hommes ; il y a les jeunes, sans quartier avec les clients, vénales et cyniques, escroquant sans scrupule les pauvres types qui les adorent, sorte de symbole d'une émancipation féminine déjà très 60's où les rôles dominants/dominés sont inversés.

La profusion de trames parallèles n'empêchent pas le film d'être d'une grande fluidité. On s'attache à tous les personnages, un par un, consterné de voir comment le scénario bouche leur horizon sans pitié. Tous ces destins finiront mal, dans une sorte de mélodrame sordide d'une noirceur diabolique. Mizoguchi aime ses personnages, ça se voit ; mais sa froideur à les mettre sans arrêt au pied du mur est effrayante. Pas de larmes à outrances là-dedans : tout ça se déroule dans une énergie constante, le film est plein de vie, de bruits, de mouvements. Le réalisateur est complètement immergé dans ce bordel, bien aidé par de très beaux décors tout en pans de murs, en longs couloirs et en passages divers. La caméra, mobile et d'une suprême élégance, magnifie ce décor complexe, nous perd dans les dédales de pièces où tout communique sans communiquer (les putes se parlent pendant l'action, chacune se baigne avec chacun), amplifie les profondeurs de champ. Très moderne formellement (cette musique dissonnante à base de scie !), mais aussi très audacieux pour parler sexe, Mizoguchi profite de ces cloisons coulissantes pour laisser apercevoir un sein ou une fesse, pour capter un dialogue un peu osé, tout en évitant tout graveleux. Le bordel finit par apparaître comme un petit théâtre de la misère humaine, où sexe, problèmes familiaux, amours ou soucis de maternité se jouent à ciel ouvert. Comme une sorte de famille déviante rassemblée là, dans les ruines du Japon raffiné d'autrefois. Tourmenté et dur (le dernier plan, ravageur, où une jeune pute tente timidement de faire les gestes appris par ses aînées, comme pour montrer qu'on est loin d'en avoir fini avec l'exploitation des femmes), Mizo tire sa révérence en pleine cohérence avec lui-même : La Rue de la Honte est un splendide film humaniste et féministe.

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