Le Vase de Sable (Suna no utsuwa) (1974) de Yoshitaro Nomura
Toute l'équipe shangolienne avait frémi en découvrant L'Eté du Démon, et il est bien difficile de ne pas être autant bluffé et conquis par ce Vase de Sable absolument majestueux formellement et passionnant dans le fond ; Nomura nous fait suivre pendant une grande partie du film une enquête policière (il donnerait presque envie d'être flic - je me suis tâté toute la nuit pour savoir si je pouvais honnêtement écrire cette phrase... - tant ces deux inspecteurs, entièrement dévoués à leur tâche, font un travail fascinant de recoupement) avant de nous balancer dans sa dernière partie - une bonne quarantaine de minutes - une véritable symphonie somptueusement mise en image (les inspecteurs racontent par le menu toute la vie d'un pianiste pendant que, parallèlement, celui-ci fait découvrir sa dernière oeuvre : l'adéquation est tout simplement magique - et grand coup de chapeau, au passage, au compositeur Kosuke Sugano).
Une première partie qui nous fait voyager du nord au sud du Japon lors de cette enquête menée de main de maîtres (de multiples interviews de témoins jamais lassantes durant lesquelles Nomura sait à loisir varier les angles de prise de vue - magnifique sens des cadres dans le cadre notamment) et une seconde toute aussi dépaysante, ultra romanesque (on suit en particulier le périple d'un homme avec son gamin, on se croirait presque dans un épisode de Baby Cart...), portée par des tonnes de violons : on est parfois à la limite du "too much" au niveau des envolées lyriques, j'avoue, mais ce serait être assez mesquin de ne souligner que cette faiblesse tant l'ensemble demeure un véritable tour de force.
Ce qu'il y a de génial dans cette enquête qui ne part de rien (un vieil homme a été retrouvé mort dans une gare, le seul élément que l'on possède est un simple mot - c'est du Citizen Kane - : on ne sait même pas s'il fait référence à un lieu ou à une personne), c'est qu'elle va nous entraîner non seulement aux quatre coins du Japon (on passe po mal de temps dans le train et à découvrir des paysages à couper le souffle) mais surtout qu'elle va avancer en convoquant de nombreux domaines artistiques et intellectuels : chronique littéraire, notions linguistiques, cinéma, musique, photographie, livres d'histoire locale... Nos deux inspecteurs ne reculent devant rien (celui qui inspecte toute une ligne de chemin de fer pour retrouver de petits morceaux de tissu...), prenant même parfois sur leurs congés, pour tenter d'explorer à fond le moindre indice ; la pêche se révèle au départ méchamment infructueuse mais leur pugnacité, leur véritable passion à démêler les fils, à interroger patiemment une multitude de gens vont se montrer finalement payantes. Après une heure et demie de jeu (de piste), ils convoquent leurs collègues pour leur exposer le résultat de leur "recherche" - au sens noble - et chaque élément va peu à peu s'emboiter, prendre sens devant nos petits yeux ébahis, l'inspecteur se révélant un merveilleux conteur...
Beauté des images, maestria musicale, émotions exacerbées, sixième sens assez jouissif de nos enquêteurs, n'en jetons plus, la coupe est pleine... Nomura ne recule devant rien pour faire monter progressivement la sauce et même s'il aurait pu avoir la main un peu moins lourde sur les violons ou sur certains plans un peu limite - sur notre ami le lépreux, notamment... -, le petit "vase de sable" de sa trame, construite grain par grain, demeure fascinant. Le lyrisme final fait pendant à la grande sobriété de la première partie - aussi bien au niveau formel (beaucoup aimé ces petites phrases qui s'inscrivent sur l'écran pour nous donner une poignée d'informations relatives à l'enquête, une idée toute en finesse qui permet d'éviter la lourdeur d'une voix off) qu'en ce qui concerne l'attitude de nos deux inspecteurs d'une grande humilité et d'une parfaite rigueur) et Nomura nous sert sur un plateau une véritable expérience "sensorielle" - on en prend plein les yeux et les oreilles (maudit sois-je (...) de ne pas avoir découvert ce film au cinéma... snifff) - tout en livrant une intrigue menée avec minutie et finesse. Magnifique œuvre nippone à (re)découvrir en ces heures sombres pour l'archipel. (Shang - 30/03/11)
Mon camarade est particulièrement inspiré quand il s'agit de parler des films de Nomura, on a toujours envie de le suivre (prends ça comme un hommage, ami Shang). Et il a bien raison d'être le promoteur de ce cinéma-là, puisque Le Vase de Sable est en effet un excellent moment, classe et classique, virtuose sans esbroufe, très subtilement monté et bâti. On pourrait penser que deux parties aussi esthétiquement opposées (la première, donc, enquête rigoureuse, dans le détail, scientifique, parfois faite de tout petits évènements ; la seconde, lyrique, mélodramatique, débridée, musicale) devraient donner un film trop hétérogène ; que nenni. C'est bien justement parce qu'on a d'abord suivi nos deux flics dans leurs investigations ardues qu'on lâche aussi bien les rênes dans la partie sentimentale, bien vu. Ce que j'ai préféré là-dedans, c'est la façon dont Nomura inscrit systématiquement ses personnages dans le paysage : le film est en fait une immense traversée du pays, et les cadres, à grands coups de vigoureux zooms arrière, partent très souvent de l'acteur en plan moyen pour arriver à un plan large immense : c'est très beau, et ça montre la volonté de Nomura de réaliser, en même temps qu'un parcours au sein de la tête d'un tueur, un parcours géographique précis, à la manière d'un Hitchcock des grands jours ou d'un Rohmer. Et même un parcours dans le temps, puisque la dernière partie est donc constituée essentiellement de flashs-back qui retracent toute la biographie de notre musicien assassin.
Je suis peut-être un poil moins emballé que Shang concernant la musique, franchement écoeurante à force, mais le fait est que le pari était audacieux et qu'il est parfaitement rempli. Nomura coupe tout son extérieur pour ne faire écouter que la symphonie, dans sa durée, réalisant finalement un film muet d'une grande force visuelle. Certes, le mélo est un peu épais, et on rigole plus qu'autre chose devant ce papa atteint de lèpre, aux gants tout tordus, qui pleure en regardant son fiston (qui a le physique du gamin de Kikujiro de Kitano, poilant) ; mais c'est le principe qui est excellent et franchement courageux. Foin des explications psychologiques lourdaudes qui viennent conclure systématiquement les polars : ici, elles sont un des plus riches éléments du film, Nomura les transforme en acte artistique, et le passage obligé devient presque plus intéressant que la première partie, factuelle et austère. Cette virtuosité finale ne doit pas faire oublier la rigueur impressionnante des deux premiers tiers, vraiment attachants dans cette absence de volonté de "faire spectacle", de rendre compte sérieusement et précisément de ce qu'est le travail pas forcément glamour des enquêteurs. Bref, très bon film, nous voilà encore une fois en osmose au sein de ce blog, Shangols se rit des frontières. (Gols - 25/08/12)