LIVRE : Des Hommes de Laurent Mauvignier - 2009
Depuis le splendide Dans la Foule, on était resté sans nouvelle de Mauvignier. Rassurez-vous, il est en pleine forme et continue à sonder les malaises de notre bonne vieille société. Après les Hooligans, voici donc les anciens d'Algérie, on reste dans le gai.
Comment vous dire ? Des Hommes est du très bon Mauvignier, ça c'est le point positif ; mais ce n'est "qu'un" Mauvignier, c'est le point négatif. Je veux dire par le premier point qu'on retrouve avec une admiration totale le génie du style, avec toujours cette maîtrise bluffante de la ponctuation (lisez des paragraphes à haute voix, en respectant les virgules, et vous verrez que le compère est un maestro total du rythme, osant sans arrêt les plus grandes audaces), cette façon de vous immerger jusqu'aux oreilles dans les phrases, dans le récit, dans les discours intérieurs. La complexité de narration est incroyable, qui vous fait passer d'un personnage à l'autre, d'une époque à l'autre, sans transition, naturellement, qui brasse la description des faits et le discours intime dans un même mouvement, qui s'approche de plus en plus d'une sorte de "slam" naturaliste (mots répétés, phrases sans conclusion, disposition des mots dans la page assez proche d'une poésie en prose) ; et pourtant on a une profonde impression de naturel, de suivre au plus près ces monologues qui nous sont comme murmurés à l'oreille, dans une langue orale très directe. Mettre le début d'une phalange dans la première phrase de ce livre, c'est se voir entraîné jusqu'à la fin dans un complexe système de rouages, un seul souffle qui dure sur 280 pages.
Quant au sujet, dont on se méfie un peu au début du roman (un clodo crasseux qui sème la pagaille dans une fête puis chez une famille d'immigrés), il est pourtant très profond, d'autant que Mauvignier s'intéresse à l'un des derniers tabous français : la guerre d'Algérie, ce qui s'y est passé, et surtout la trace qu'elle a laissée chez ceux qui l'ont vécue. On s'éloigne vite de l'époque actuelle, où Mauvignier peine un peu à tracer un personnage principal vraiment attachant, pour plonger au cœur du conflit, ceci afin de nous expliquer le comportement du gars. Le livre sait rendre compte de l'attente, du vide qui envahit la vie et le cœur des appelés, de ces moments d'adrénaline qui montent subitement, de la violence insoutenable, de l'ennui, de la tristesse, de la colère. Il mêle tout ça dans un "flow" impeccablement tenu, sachant retarder ses effets, sachant éviter le spectaculaire pour s'attacher aux hommes et rien qu'à eux. Quand on lâche le livre, on éprouve un sentiment mêlant la tristesse du gâchis à la sérénité, et Mauvignier sait mener mille émotions avec une minutie admirable.
Mais... pour faire un peu la fine bouche, je dois reconnaître aussi que j'ai eu la sensation de marcher dans des traces déjà marquées. Rien de nouveau dans l'écriture mauvignieresque : il fait ce qu'il sait faire, le fait remarquablement, mais ne prend pas le risque d'autres voies. Au vu de sa notoriété et du nombre de ses romans (Des Hommes est son 7ème livre), on aimerait maintenant le voir à des endroits où on ne l'attend pas, le voir se renouveler, se mettre en danger. Ce livre est juste aussi bon que les autres ; c'est déjà bien, ce n'est pas assez. On ne lui en veut pas trop : ce roman reste prenant et vraiment remarquable, même si sans surprise. (Gols 29/09/09)
Je sens l'ami Gols un poil sur la réserve, je le serai moins tant Des hommes prend à la gorge pour ne pas dire aux tripes - plus à mon avis que le touffu Dans La Foule dans lequel on pouvait parfois un peu finir par se perdre (forcément...). Si dans les deux premières parties du roman, on sent notre homme prendre tout son temps pour décrire par le menu cette soirée de fête qui part méchamment en eau de boudin, toute la partie centrale sur la guerre d'Algérie rentre dans le vif du sujet avec une virtuosité implacable. Mêlant Histoire (et géographie) et histoires intimes, on finirait presque par croire que le gars nous narre sa propre histoire (il est né cinq ans après la fin de la dite guerre... ouais donc po possible...) : on se retrouve totalement immergé au milieu de ces événements tragiques en ressentant toute la lassitude de ces soldats qui ne savent trop, pour la plupart, quel est le véritable ennemi en ces terres et qui se retrouvent en quelque sorte les victimes expiatoires de la Nation (Mauvignier, appelant un chat un chat, évoque sans détour les abominations de l'armée française et celles des fellaghas - faute de trouver l'ennemi, certains soldats "passent leurs nerfs" (pauvre euphémisme...) sur les femmes et les enfants qu'ils trouvent dans les villages isolés et il est peu de dire que les fellaghas rendent coup pour coup...). Horreurs d'une guerre dont il faut bien dire le nom et qui va provoquer de nombreux traumatismes indélébiles chez les appelés. La blessure est, elle, loin d'être cicatrisée comme le montre le comportement totalement irrationnel de ce Bernard sacrifié sur l'autel de cette guerre. Roman prenant et fort (et toujours superbement écrit comme le disait mon camarade) qui prouve toute l'aptitude de Mauvignier à englober des sujets de plus en plus vastes. (Shang 15/04/12)