LIVRE : 1Q84 d'Haruki Murakami - 2009
Il faut maintenant me pousser un peu pour que je veuille bien reconnaître que la sortie d'un Murakami est un événement important. Les deux derniers livres étaient moyens, mais on mettait ça sur le compte de ce fameux chef-d'oeuvre-phénomène-au-Japon qui lui prenait tout son temps. La déception est d'autant plus amère lorsque sort le fameux objet. Non que 1Q84 soit mauvais, il serait même excellent pour commencer l’œuvre du maître si on n'avait encore rien lu de lui. Mais c'est justement ça : ce livre est le même que ceux qu'il a faits dans le passé, ni plus ni moins. Voire un peu moins... Haruki fait ce qu'il sait faire : une trame qui démarre sur un minimalisme très quotidien, sur un ton très réaliste, puis qui se vrille doucement pour nous faire entrer dans une nouvelle dimension "ni tout à fait la même ni tout à fait une autre". Il le fait bien, dame oui, et il parvient à nous entraîner une nouvelle fois sur la pente de ses délires mystico-science-fictionno-psychologico-truc avec brio ; le seul souci c'est qu'il nous a déjà fait le coup 5 ou 6 fois, et que le costume commence à être usé aux coudes. Ce ne sont même plus des ficelles, c'est du gros cable ; on sait à l'avance exactement ce que le gars va faire, non pas tant au niveau de la trame (encore une fois pleine d'imagination) que de la construction même de son récit. Quand il va accélérer, quand il va ralentir, quand il va lâcher des indices, quand il va nous perdre dans les interrogations. Quant aux formules, elle deviennent assommantes tant elles n'essayent même plus d'être autre chose, justement, que des formules. On aimât, il est vrai, dans le passé, la philosophie à la fois zen et très contemporaine du style murakamien, cette façon de distiller des maximes sybillines pour mieux nous interroger, le mystère qui émanait des récits fantastiques du bonhomme : ici, tout ça sent la fabrication, l'usine à produire du roman, et c'est désolant.
Ne soyons pas trop chien : le compère parvient à nous tenir sur ces premières 1000 pages (un troisième livre est en cours de traduction) sans trop de souci. La trame est complètement barrée : on suit en parallèle (un chapitre sur deux, ça aussi, c'est déjà fait) deux personnages : une tueuse à gages engagée pour tuer des hommes qui maltraitent des femmes, et un écrivain censé ré-écrire le roman d'une jeune fille prodige. Leurs histoires sans lien a priori vont bientôt fusionner quand ils vont se rendre compte qu'ils sont passés dans une sorte d'autre dimension : on n'est plus en 1984 mais en 1Q84, temporalité autre où tout peut arriver. Ajoutez à ça 12000 trames qui viennent croiser celles-ci (une secte, des disparitions, des femmes folles de sexe, un chien qui implose, des petits nains qui sortent de la bouche de chèvres mortes, un gars qui fait léviter des horloges... et j'en passe), placez le tout sous l'égide de Janacek et d'une double lune, et vous comprendrez que ça ne va pas beaucoup mieux dans la tête de notre Haruki. Il s'en donne ainsi à cœur joie dans le délire, tout en gardant ce sérieux impeccable qui marque des points : c'est fumeux comme pas possible, voire à la limite du n'importe quoi, c'est naïf comme les scénarios de science fiction que pourrait inventer un élève de 4ème B, mais c'est fait avec un telle foi dans le récit, avec un tel amour pour le roman au sens le plus pur du terme (une œuvre d'imagination) que ça force le respect. L'écriture, faussement simple, est posée, précise, et sait ménager les montées en puissance.
Toutes ces qualités font qu'on suit le récit avec sympathie et qu'on accepte de suivre le gars sur ces pentes de fantasy un peu con-con quand même. Mais ce côté sûr de lui finit par agacer, ce petit ton "je vous tiens, je suis le meilleur écrivain du monde, je vous emmène exactement où je veux" fatigue. D'autant que l'écriture est loin d'être exempte de défauts : il y a facilement 300 pages en trop, le style est d'une lenteur atterrante (est-ce bien nécessaire de répéter 30 fois les mêmes choses, ou de prendre (c'est un exemple qui me revient, comme ça, là) 5 ou 6 phrases pour nous décrire le bras d'un tourne-disque qui tourne "(le diamant suivit le sillon du disque et s'approcha du centre de celui-ci en émettant des sons qui, combinés entre eux, donnèrent une musique blablablabla", de mémoire) ?). La trame piétine pendant un bon moment, comme si l'auteur s'était dit que, de toute façon, il ferait un pavé et point barre. Heureusement, madré comme il l'est, il sait toujours où placer les événements qui vont relancer l'intérêt et nous redonner la foi pour les 200 pages suivantes. J'ajoute que la traduction française est à nouveau douteuse (peut-on vraiment croire qu'une femme qui se veut fatale drague un homme en lui demandant : "avez-vous un gros zizi ?"), et que tout ça sent quand même le commerce avec un peu trop d'ostentation. Je pose la question: et si Murakami avait fait son temps ? et s'il était l'heure pour lui de prendre sa retraite ? Je vous confirmerai ça avec le livre 3, que j'attends dans un état assez éloigné de la transe, je dois dire. (Gols - 27/09/11)
Sacré Mura... Comme on le voit plus haut, j'étais assez agacé par les deux premiers livres de l'épopée onirique du gars ; ce troisième tome renverse la vapeur avec brio. Même si, c'est vrai, les défauts sont encore nombreux (écriture très lente, beaucoup de pages en trop), le fait est que Murakami prouve ici que ses 1000 premières pages n'étaient pas pour la galerie. Il résoud brillamment toute sa trame, justifiant chacun des détails qu'il avait mis en place, comme s'il venait d'écrire un polar plus qu'une délirante vision science-fictionnelle. On appelle ça, je crois, un "page-turner", et c'est vrai que ce troisième volet vous choppe depuis le début jusqu'à la fin. C'est dû à l'arrivée d'un troisième point de vue, qui vient en plus de ceux des personnages principaux, et qui tire l'ensemble de la trame vers la fiction policière, vers le danger, la violence ; c'est dû aussi à cette résolution éminemment romantique, qui fait en quelque sorte le lien entre la veine sentimenatle de Murakami (La Ballade de l'Impossible, par exemple) et sa veine fantastique (Chroniques de l'oiseau à ressort). Oui, parce que, sans rien dévoiler du dénouement, disons que tout tend vers la résolution d'un amour inassouvi ; tout ce qui a été mis en place dans le roman, des choses les plus concrètes aux délires les plus francs, tend vers ça : achever ce qui a été inachevé, faire se rencontrer ceux qui se sont ratés, atteindre enfin l'union des coeurs et des âmes. Il aura fallu en passer par tout un bestiaire lynchien (double lune, Little People, fantômes de créanciers venus récupérer la redevance télé (!), gourous de secte, tueurs anonymes) pour atteindre ce climax-là, l'affirmation d'un amour. On comprend alors, à la 1500ème page, qu'il était nécessaire d'en passer par là, et que le roman, même lourd, même parfois putassier, était utile pour décrire le long cheminement qui mène à l'accomplissement intérieur. Zen, cette fin l'est assurément, mais aussi doucement mélancolique, presque fleur bleue. On y retrouve le grand Murakami sensible qu'on pensait avoir perdu dans les circonvolutions complexes des premierts tomes. Il retrouve ici la simplicité de style, resserre sa trame sur un seul objectif, devient plus concret (le suspense est très bon, la violence se fait beaucoup plus nette, le danger imprègne les pages), abandonne plus ou moins ses ennuyeux délires mystiques, et livre un roman haletant et touchant. C'est certes au poteau qu'il atteint ce bel équilibre, il faut oublier les déceptions que le livre nous fait souvent traverser ; mais avec de la patience, de l'obstination et la foi qui nous reste envers le talent du grand Mura, on parvient à un sommet franchement magnifique dans les tout derniers chapitres. Je retire ce que j'ai dit là-haut : 1Q84 est un roman puissant et habité, même si... (Gols - 16/03/12)
Ce fut un plaisir lors de mes dernières escapades malgaches d'être accompagné par l'un des trois livres de cette oeuvre du prolifique Murakami. Gols n'a pas vraiment tort, dans ses réserves, notamment au niveau de cette trame où il faut souvent attendre 300 pages pour qu'il se passe réellement quelque chose... Le troisième tome use les nerfs tant il joue sur cette attente à jamais reportée sur la rencontre des deux personnages principaux. Le fait d'ajouter un enquêteur torve ajoute certes un soupçon de menace et de suspens mais avouons que l'on n'apprend pas grand-chose de plus sur la vie de nos deux héros... Murakami semble prendre plaisir à écrire au fil de la plume sans se soucier de nous divertir avec 212 rebondissements... Le plus étonnant peut-être dans cette histoire, c'est qu'il se dégage de l'ensemble une sorte d'esprit zen (une lecture des plus apaisantes qui bouffe la sieste et fait coucher tard) auquel il est en effet très difficile de résister (j'ai dû achever ce dernier tome en à peine 3 jours, tournant les pages à la même vitesse qu'un boxeur frappant son punching-ball). Ce n'est pas l'oeuvre de Murakami la plus passionnante au niveau de l'histoire mais celle où il semble le plus se laisser aller à cette facilité d'inventer des univers imaginaires, des mondes parallèles... Ici ou là, il se fend de quelques courts paragraphes qui ont du poids (ce passage notamment sur ces figurines de papier pour nommer tous ces individus qui nous resteront à jamais inconnus, opaques - je n'ai malheureusement plus le livre sous la main) dans ce conte qui tend avant tout vers cette rencontre (ou non...) entre deux individus "platoniquement" faits l'un pour l'autre... Pour le reste, je ne vais point répéter ce qu'en dit très bien l'ami Gols d'autant qu'à mon avis un lecteur sur deux de ce blog a déjà succombé à la chose... Une pointe de frustration mais difficile de pas tomber encore une fois sous le charme du plus européanisé des écrivains japonais. (Shang 31/07/13)