My Own Private Idaho de Gus Van Sant - 1991
Je gardais le souvenir d'un road-movie 100% américain, teinté d'un bon zest de cinoche gay indépendant. Eh bien c'est beaucoup plus que ça, et je dirais même que c'est presque pas ça : My Own Private Idaho est un machin franchement étrange, au pistes multiples, complexe et insaisissable. Van Sant cherche de toute évidence le point de rupture à travers cette construction volontairement déséquilibrée et éclectique. On passe en un tour de main du Shakespeare de Henry IV (dont certaines scènes sont livrées telles quelles) au plus pur cinéma underground, d'une romance amoureuse à un délire à la Lynch, le tout avec une inconscience assumée. Le film devient peu à peu incernable, mélangeant les formes et les inspirations dans un foutoir sans fin.
Tout le cinéma de Van Sant est déjà là, peut-être encore un peu poseur (genre "je suis le cinéaste que vous attendiez"), pas encore assez exigent tout du long, mais déjà renversant d'originalité. Des acteurs glamour et opaques entre hébétude et forte présence au monde, des rapports troubles, une posture face à l'univers des adultes assez insolente, un goût pour la déviance qui va de pair avec un romantisme serein, et puis ces douleurs enfouies qui ne sortent jamais. En la personne de River Phoenix, Gus trouve l'acteur parfait pour incarner ce côté "écorché vif éteint" qu'on retrouvera tout au long de sa filmographie : atteint de narcolepsie, toujours entre deux mondes, entre sur-expressivité un poil cabotine et jeu intérieur touchant, le personnage irradie l'écran. On dirait d'ailleurs que la mise en scène découle du jeu de Phoenix : apaisée et contemplative, elle laisse la place à des plans bluesy, posés, alanguis, sur des paysages idylliques (déjà ces nuages qui filent), déclinant toute une mythologie du territoire américain (et italien aussi, d'ailleurs) proche du chromo mais magnifique à regarder.
Mais la mise en scène n'est pas d'une seule tenue. Van Sant s'amuse à multiplier les styles, à faire s'entrechoquer les écritures. Entre ces longs plans calmes, il insère des rafales d'images (dans les splendides scènes de cul, écueil que Van Sant affronte avec une belle audace et une personnalité imparables), des scènes plus narratives montées au millimètre (la fameuse séquence de vantardise de Falstaff/Bob, très riche) ou des pics de rapidité (le dialogue avec le frère). Ça pourrait donner un style trop hétérogène ; ça donne un film laboratoire complètement original qui fait passer par plein d'émotions (c'est mélo, drôle, poignant, provocateur, psychologique, lyrique, classique, et tous les autres adjectifs de la terre) et traite chaque séquence comme un moment à part. Cette mise en scène hallucinante (et hallucinée) compense un scénario qui aurait pu facilement tomber dans le minuscule film arty (un adolescent camé et prostituée qui recherche sa mère à travers les States, bof). Il faudra encore quelques films pour que Van Sant assume complètement l'originalité de son regard, mais tout est déjà là, et c'est ma foi très intéressant à regarder. (Gols 07/04/09)
Je gardais également un très vague souvenir de cette œuvre de Van Sant qui sait en effet varier à loisir les pistes, les tons, les atmosphères, les genres tout en finalement creusant le même sillon : la recherche de soi via, pour le personnage de Mike (River Phoenix) - personnage narcoleptique comme à jamais dépendant de ses souvenirs, de son imaginaire -, les errances et la quête impossible de la mère, via, pour le personnage de Scott (Keanu Reeves) - fils de "bonne famille" dévergondé - les errances (bis) et le retour au bercail. On ne cesse de naviguer entre les genres (chroniques désillusionnées d'adolescents vendant leur corps, passages pleins de bruit et de fureur sous influence shakespearienne, faux road-movie où les personnages se retrouvent coincés au milieu de nulle part, récits sentimentaux qui finissent en "cul-de-sac" (entre Mike et Scott) ou qui parviennent à trouver une issue plus "classique" (entre Scott et sa belle italienne)) et même si l'on se retrouve quelque peu déstabilisé par cette trame qui part dans tous les sens, on admire l'art avec laquelle Van Sant parvient, esthétiquement, à coller les morceaux : des paysages de cet Idaho rêvé aux séquences les plus scabreuses (belle idée que ces scènes d'amour très pudique filmées sous forme de "montage photos"), des scènes les plus apaisées (Mike et Scott au coin d'un feu) aux séquences les plus "virulentes" (Mike et son frère qui reviennent sur l'histoire de ce père inconnu) pour ne pas dire grotesques ou violentes (les parties "shakespeariennes" avec Falstaff/Bob tentant d'attaquer cette bande de rockers puis contant ses soi-disant exploits), on sent toujours le soin extrême chez Van Sant de trouver le bon angle de caméra, de travailler ses cadres et de livrer des images magnifiquement mis en lumière. Une œuvre forcément déroutante, disais-je, mais devant laquelle on ne peut que reconnaître toute la "modernité" aussi bien au niveau de l'originalité de la construction que par les thèmes (sexe, drogue et... désenchantement en ce début des 90's), qui sont convoqués. Du pur Van Sant qui, vingt ans plus tard, n'a pas pris la moindre ride. Beau travail. (Shang 27/02/12)