LIVRE : D'Autres Vies que la mienne d'Emmanuel Carrère - 2009
En découvrant le titre du nouveau Carrère, on est surpris : l'auteur le plus autobiographique qui soit, celui qui arrive à parler de ses soucis intimes en narrant l'histoire de Jean-Claude Romand ou d'une Russe assassinée à coups de hache, se mettrait à parler subitement "d'autres vies que la sienne" ? On ouvre, dubitatif... et on est vite rassuré : certes, Carrère arrive à se tenir à peu près à son titre-programme, mais son livre respire une fois encore l'auto-portrait, par n'importe quel bout qu'on le prenne.
Deux histoires, mêlées mystérieusement l'une à l'autre : en 2004, Carrère est au Sri-Lanka au moment du tsunami, et assiste à la mort d'une fillette et à la tragédie qui s'abat sur ses parents ; de retour en France, il affronte la mort de sa belle-sœur, rongée par un cancer et qui laisse derrière elle 3 filles et un mari. Ce n'est que petit à petit que le réseau de relations subtil s'installe entre ces deux tragédies : Carrère veut parler de la perte, de la destruction d'un noyau réputé indivisible, celui des rapports parents-enfants, ou mari-femme, voire ami-ami. Et en creux, l'auteur tourne autour de sa propre relation amoureuse, apaisée cette fois après les tourments d'Un Roman russe, mais si fragile et si indicible.
Encore une fois, on est épaté par la justesse de l'écriture de Carrère, à cette façon très profonde de mettre le doigt sur la phrase juste pour exprimer tel sentiment, tel événement. Sa description de l'agonie de sa belle-sœur est tout simplement bouleversante, dans son souci d'arriver au plus près de ce qui s'est dit entre cette femme et son mari dans les dernières heures, dans la simplicité et l'évidence du malheur. Les larmes viennent facilement devant ces phrases pudiques bien que directes, dans ce décorticage des plus infimes battements de coeur. Carrère extrait de ses conversations avec ceux qui restent des phrases poignantes, dans le respect, dans une ouverture enfin retrouvée au monde et aux autres. Et puis il y a Etienne, l'ami inconnu, celui qui a accompagné cette femme dans une vie quasi-parallèle, ignorée de tous : là aussi, les rapports d'amitié et de respect sont parfaitement rendus par cette écriture qui mélange faits bruts et réflexions précise sur les sentiments. D'Autres Vies que la mienne est ambitieux sous ses dehors presque banals : il s'agit pour Carrère de sauver les mémoires, de graver dans le marbre le passage de deux vies, celle d'une petite fille noyée, celle d'une femme aimante et droite ; il s'agit de rendre hommage aux survivants, en rapportant des faits, en mettant à jour la profondeur des sentiments dans ces vies ordinaires tout à coup plongées dans le drame ; il s'agit aussi de s'interroger sur soi, sur cette incapacité habituelle de l'auteur à sortir de sa propre déprime. C'est très beau.
Le livre est peut-être un peu long, un peu laborieux par instants. C'est vrai que, peu passionné par le droit, j'ai eu du mal à adhérer à ces longues pages relatant des affaires juridiques absconses (la belle-soeur était juge) ; c'est vrai aussi que parfois Carrère hésite à utiliser les ciseaux, que tout semble être resté de son manuscrit, alors qu'il aurait gagné à être un peu plus ramassé. Mais après tout, ces longueurs montrent le souci inlassable de rendre la vérité telle qu'elle s'est déroulée, dans ses moindres détails, ce qui est tout à son honneur. Et puis il y a là-dedans quelques réflexions vraiment courageuses sur le rapport à la maladie et à la mort : le cancer envisagé comme une résurrection pour celui qui en est atteint, il fallait oser l'écrire, mais je suis sûr que c'est en grande partie vrai. Jamais plaintif, jamais consensuel, D'Autres Vies que la mienne est un livre profond et touchant sur les autres. On verra, mais il devrait marquer un vrai tournant dans la carrière de Carrère. (Gols 30/05/09)
"Je préfère ce qui me rapproche des autres hommes à ce qui m'en distingue. Cela aussi est nouveau."
Difficile en effet de ne pas être admiratif devant ce nouvel "essai" intime de Carrère qui livre une oeuvre à la fois très personnelle et d'où émane une réelle pudeur. C'est une gageure d'arriver à un tel équilibre, Carrère parvenant à évoquer la douleur, la maladie, la mort de ses proches - ou des proches de ses proches - sans tomber dans un quelconque voyeurisme, réussissant à évoquer chaque détail avec un sens évident du réalisme sans jamais sacrifier aux émotions profondes. Il y a, qui plus est, dans son écriture une indéniable fluidité, comme une sorte de "facilité" alors qu'on prend conscience, au fil de la lecture, de la longueur de la gestation du projet - il raconte des événements qui ont eu lieu six ans auparavant. Ce que dit l'ami Gols est très juste (welcome boy...) sur le fait que Carrère ne cesse de parler des autres tout en ne cessant d'évoquer, en creux, sa propre évolution personnelle, son propre parcours sentimentale. On pourrait presque dire, sans manquer de respect au bonhomme, que cet ouvrage a toutes les allures d'une œuvre de la maturité - non point d'un point de vue littéraire, soyons sérieux, mais personnel. Au détour de ces vies qu'il raconte par le menu, de ces confidences qu'il livre en gardant sa petite musique, ne cesse d'affleurer sa propre voie vers la "sagesse", vers la connaissance de soi-même, une sorte d"équilibre" sentimental et psychologique. La longue partie consacrée à ce personnage d'Etienne est également un réel hommage à son sens du combat pour une J/justice plus humaine. Cette empathie envers les gens les plus démunis, cette volonté à chercher à les comprendre et à les défendre le cas échéant, est sûrement l'une des plus belle "leçon" du bouquin. Une grande œuvre de Carrère, oui, le dire n'est que lui rendre justice. (Shang 19/02/12)