Une Séparation (Jodaeiye Nader az Simin) de Asghar Farhadi - 2011
Pour une fois, l'Ours d'Or de Berlin va à un excellent film (j'exagère, moi ?) : Une Séparation est un magnifique moment tendu, fiévreux, supérieurement intelligent et qui renoue avec un humanisme sans mièvrerie qui avait disparu depuis Renoir. C'est à peu près de ce niveau-là, oui. C'est à la fois une sorte de polar social, de portrait par la bande de la société iranienne moderne (pour le coup libéré de tous les clichés habituels), un essai sur l'enfance, un drame politique sur le mensonge et la compromission, et une école de subtilité scénaristique. Il vous en faut plus ?
Ca commence par un plan-séquence déjà impressionnant : audition chez le juge, Nader et sa femme se séparent, donc, pour un faux prétexte, et laissant sur le carreau leur fillette de 11 ans. Plan fixe, tendu pourtant, qui laisse l'autre (le juge) hors-champ, à la place du spectateur, pour mieux scruter les petites failles de ce couple en fin de vie. La scène est longue, détaillée, déjà fascinante par le talent des interprètes et la véracité de la situation. A partir de ce divorce, le drame va se nouer sans qu'on l'ait vu venir : contraint d'engager une garde-malade pour son père atteint d'Alzheimer (et que sa femme ne peut plus garder), Nader tombe sur une femme enceinte et dominée par son mari (et par Allah) ; celle-ci est dépassée par sa tâche, gère mal son taff, et va finir par commettre la faute professionnelle qu'il ne fallait pas ; d'où énervement de Nader ; d'où... De fil en aiguille, avec un sens de la montée dans la narration imparable, Farhadi gonfle son drame de plus en plus, jusqu'à l'impasse, jusqu'à la violence, l'incompréhension, l'injustice. La séparation du début est le nid d'une véritable tragédie sociale ordinaire, qui va croiser aussi bien la lutte des classes (la séparation du titre est sûrement là aussi) que la guerre des sexes et le choc des générations, qui va brasser une thématique très riche qui va du poids de la religion jusqu'aux concessions que l'on est prêt à faire pour laver ses fautes.
On est sans cesse brinquebalés entre les différents personnages, trouvant des excuses à l'un pour fustiger l'autre avant que, la seconde suivante, ce soit l'inverse qui se produise. Tous les personnages ont leurs raisons, tous sont simplement plongés dans la difficulté de la survie (financière, morale), et la grande force du film est de nous laisser réfléchir, de nous présenter des personnages subtils, épais, complexes. A l'image de la dernière scène, remarquable dans son ambition de renvoyer le spectateur à sa propre opinion sans rien lui imposer, Une Séparation joue toujours sur le fil très délicat qui consiste à nous laisser être un public intelligent. On est ravagé par cette fillette découvrant les arcanes de la justice et du mensonge vues par les adultes ; on est en colère contre ce mari nerveux qui sort systématiquement de ses gonds ; on voudrait crier à Nader de faire des concessions, de ne pas laisser les choses s'envenimer juste par fierté ; on voudrait mettre des gifles à cette pauvre nana complètement sous le joug de la religion ("Je garde un vieux monsieur qui a fait sur lui. Est-ce pécher si je le nettoie ?") ; mais on est tour à tour de leur côté à chacun, on les comprend.
La caméra, très nerveuse et mobile, ne les lâche pas d'une semelle, dopant encore plus l'énergie des situations par son côté insistant, qui va jusqu'au bout du bout de chaque séquence. L'Iran qui nous est présenté là est moderne, vif, énergique, même s'il est toujours sous l'emprise du mensonge et des petits arrangements : dans ce portrait d'un groupe aux prises avec les mensonges, on voit bien sûr celui de la société toute entière, qui sacrifie son peuple (à commencer par la jeune génération) sur l'autel des concessions et de l'argent. Mais jamais Farhadi n'est lourd avec ça, et on est étonnés par la tenue très rigoureuse de ce film dardennien. Comme en plus on a droit ici à un véritable suspense dans la trame (on résout une enquête, ni plus ni moins, avec son lot de coups de théâtre, de trahisons, d'aveux extorqués), on ressort très impressionné de la séance, qui nous a tenu plus de 2 heures avec une force qui ne retombe jamais. (Gols 17/06/11)
A l'unisson avec mon comparse pour souligner l'incroyable rythme de la chose et l'attachement que l'on finit par porter à chacun des personnages. On s'amuse au départ à les découvrir, dans leur appartement, souvent filmer à travers une vitre et on se dit que si l'ami Farhadi n'est pas un manche, il doit bien y avoir un ptit message là dedans... Chacun aura en effet bien du mal à sortir de sa bulle, à faire un pas vers l'autre pour tenter de trouver réellement un compromis... Jusqu'au bout, le cinéaste prendra plaisir à filmer le regard de ses personnages, des regards qui vont généralement tout faire pour ne jamais se croiser comme si l'on avait peur que l'autre perce toute la détresse que l'on tente d'enfouir au fond de soi - mais plutôt mourir, semble-t-il, plutôt que d'avouer d'une quelconque façon sa part de responsabilité... Une simple séparation au départ ? Bon déjà, on est en Iran et l'on se doute que le divorce n'est déjà en soi pas vraiment une chose simple. Mais l'homme et la femme se tiennent tête, sans vouloir revenir sur leur décision. On perçoit dès le départ, par des détails (un meuble que les déménageurs refusent de transporter sur plus de deux étages, un sac de voyage qui a du mal à se fermer, un père qui n'a jamais fait une lessive de sa vie et ne sait programmer la chose ("A partir de maintenant on mettra tous les appareils sur 4" - ouais, d'accord...), toutes les petites choses qui risquent de coincer : la plus préoccupante demeure bien sûr ce père atteint par la maladie d'Alzeihmer et dont une inconnue va devoir s'occuper... Comme le dit Gols, le pire, c'est qu'on comprend les motivations de chacun - un homme qui ne veut abandonner son père, une femme en quête d'un avenir meilleur - mais qu'au delà de ça, au find fond du bazar, ce qui se joue, c'est le rapport de force entre cet homme et cette femme ; leur fille aura beau tenter d'arrondir les angles, de faire la navette de l'un à l'autre pour tenter d'apaiser la situation, d'en appeler à leurs fibres p/maternelles pour étouffer parfois leur simple égoïsme et leur fierté, elle devra faire face le plus souvent à un véritable mur. Une mésentente familiale qui se transforme progressivement (par manque de "bonne foi" (hum, hum) de chacun des protagonistes, par manque de raison...) en véritable cataclysme social (avec une menace d'emprisonnement qui plane sur trois des quatre principaux personnages), une tempête intime magistralement filmée par la caméra d'un Farhadi à l'affût des moindres gestes de ses excellents acteurs. Un des films de l'année ? Vi. (Shang - 26/12/11)