Lourdes de Jessica Hausner - 2011
Vrai coup de cœur pour ce film pourtant pas mal austère et insaisissable. Hausner est sur la piste de Pialat ou de Dreyer (surtout de Dreyer, d'ailleurs) avec cette réflexion épurée sur le miracle et la foi, mais elle est aussi curieusement un peu ailleurs, dans une simplicité et une luminosité qui ont fait défaut aux deux modèles : à la fois conceptuel et drôle, intellectuel et simple d'accès, Lourdes convainc à tous les postes, et finit par être d'une belle singularité. C'est le récit d'un voyage à Lourdes effectué par une handicapée (Sylvie Testud, absolument parfaite dans son interprétation sans aucune fabrication, la simplicité faite actrice) ; la jeune fille n'est pas vraiment habitée par la foi, mais elle vient là pour être avec des gens, pour voir, pour sortir un peu. Description précise du protocole et du commerce de Lourdes, avec ses processions, ses cérémonies, ses repas, ses prières, ses visites à la grotte, ses moments d'ennui profond : Hausner est excellente dans l'observation à la fois distancée et bienveillante de ce folklore désuet. Elle se place toujours à la bonne distance exacte, jamais ironique, jamais bénie-oui-oui, mais jamais objective non plus. Il y a là un vrai regard, mais qui ne juge pas, qui n'accepte pas béatement non plus. Entre documentaire et portrait perplexe d'un monde fermé, le film développe une étrange atmosphère, ouatée, légèrement décalée, lente et déréalisée en même temps qu'intime et prenante.
Quand le miracle arrive, c'est brusquement, sans effet particulier. Dans le silence, simplement, Testud se lève de son fauteuil roulant et marche. Là aussi, on est bluffé par la justesse du traitement, par le sens de la mesure. C'est étrangement drôle, sans qu'on sache pourquoi (les petits sourires candides de Testud face aux autres pèlerins jaloux y sont sûrement pour quelque chose). Comme est drôle la suite du film : Testud endosse son rôle de miraculée comme s'il allait de soi, tranquillement, sans extase et sans bruit. En fait, le miracle semble s'inscrire dans l'organisation normale du protocole de Lourdes, comme un événement sans grande importance. Le fait qu'il soit tombé sur une femme pas plus pieuse que ça ajoute au côté décalé de la situation. Autour d'elle, Hausner développe des personnages intéressants, mystérieux : une bonne sœur froide et torturée (Elina Löwensohn, un physique buñuelien), une accompagnatrice qui met peu de temps à oublier tous ses devoirs devant les beaux garçons qui la matent (Léa Seydoux, pour le coup aussi crédible en petite nonne que moi en Batman), un membre de la Croix Rouge troublé par l'héroïne (Bruno Todeschini, tout en retenue), et une foule de personnages secondaires à la Tati, qui bruissent de bien-pensance et de misère humaine dans cette cour des Miracles moderne. Même le fait que plusieurs des acteurs (étrangers) soient doublés participe au mystère de la chose : le son est très bien travaillé, et évoque certains films de Haneke (autre modèle possible, tiens).
Hausner filme ça avec une rigueur qui lui fait honneur, que ce soit dans les plans d'ensemble (notamment celui d'ouverture, remarquable) ou dans les gros plans (les superbes tableaux presque Renaissance qui montrent Testud allongée de profil sur son lit et les deux sœurs qui prennent soin d'elle de face, sur un fond de mur uni). La virtuosité est dans l'épure complète, ce qui lui permet de lâcher la bride à la composition des plans. Il y a notamment un plan sidérant, avec Testud effarée devant le miracle qu'elle vient de vivre, assise face à une immensité noire qui bouffe la moitié de l'écran (en fait un pilier d'église filmé en très gros plan, moui, regardez donc les photos ci-dessous) : le mystère effrayant de la foi montré en un seul plan simple. Les cadres secs et nets, prenant de face sur fond uni des personnages mathématiquement disposés, sont légion, et on finit par se sentir happé dans cette atmosphère lente et presque morbide (le très long plan où le prêtre vient murmurer à l'oreille des ouailles dans l'église). Quant à la dernière scène, que je ne dévoilerai pas tant elle est surprenante, elle est tout simplement géniale dans sa construction, dans son timing et dans l'invention. Elle vous laisse perplexe mais conquis, à l'image de ce film pas forcément facile mais impeccablement traité. (Gols 08/08/11)
Relativement surpris - positivement - par ce film que j'imaginais surtout austère et loin d'être aussi drôle... Parce que, bien que le sujet ne s'y prête pas vraiment, il y a une sorte d'humour à froid quasi-constant qui se dégage de la chose (et je n'étais sous influence de champignons chinois, croyez-le bien); que Jessica Hausner filme ces deux vieilles comères qui ne se permettent de tout commenter ou cette vieille opportuniste au regard glauque et à la bouche torve en train se s'agenouiller devant cette statue de Marie avec son auréole électrique (sans déconner, c'est aussi kitsch qu'une tenue de patinage artisitique), on ne peut s'empêcher de sourire devant leurs petitesses dissimulées sous leurs oripeaux de parfait pèlerin. On atteint même le pompon quand, après ce fameux miracle, pratiquement tout le monde se croit obliger de faire son petit commentaire mesquin : pourquoi elle, nom d'une pipe, et pas un autre voire moi, d'autant qu'elle n'est même pas si pieuse, bonne mère !; ce sont ses multiples petites tensions (Testud qui pique un mec à Léa Seydoux, faut le voir pour le croire) et autres jalousies qui dans ce contexte soi-disant "sacré" - aimez-vous les uns les autres se plaisait à répéter D.J. Jés' - finit par détonner - il y a définitivement, à mes yeux, plus un côté Tati que Dreyer ou Haneke dans la chose. Testud joue remarquablement (beaucoup aimé aussi le prêtre, un type qui ne se démonte jamais et qui a toujours réponse à tout...), avec sa petite mine d'animal blessé, cette paraplégique toute surprise de se retrouver bénie parmi toutes les femmes - et les hommes - et qui, comme dépassé par ce véritable miracle, aurait presque du mal à endosser le costume... Faut voir, en plus, les petites réflexions auxquelles la pauvrette à droit - dans le genre : "ça va po durer" : on est décidément bien France, là où le bonheur des uns rend les autres le plus souvent terriblement malheureux et revanchards. Hausner parvient, sur une centaine de minutes, à tenir la longueur sans jamais faire de concession, se plaisant à rallonger certains plans pour le plaisir ou à en couper certains subitement - après une question notamment - jouant avec un divin plaisir de ces longueurs qui épuisent le sens d'une scène ou de ces surprenantes coupures. C'est parfaitement maîtrisé de bout en bout et je propose avec mon compère de crier en cœur - avec toute la sobriété et la retenue catholique qui nous caractérise - un modeste "alléluia". (Shang 13/11/11)