La dernière Piste (Meek's Cutoff) de Kelly Reichardt - 2011
Très bon film qui tente de retrouver quelque chose de l'essence westernienne et nous laisse plutôt face à un style expérimental assez gonflé. Kelly Reichardt semble trouver ses références plutôt du côté de Beckett que de Buffalo Bill, et c'est tant mieux : son film est une abstraction hallucinée en pays américain, qui n'en est jamais pour autant absconse ou confuse, un peu comme si Ford avait réalisé Les Raisins de la Colère sous opium. Dans des paysages aussi désertiques que Moulins un 15 août, trois familles de pionniers font la route ; leur but est de participer à cette fameuse Ruée vers l'Ouest qui promet tant, un éden utopique encore lointain puisqu'ils ont confié la marche de leur caravane à un gusse pas piqué des vers, Meek, dont on ne sait trop s'il est un gros charlatan ou un authentique trappeur. Sous sa barbe pouilleuse fusent les anecdotes sur l'héroïsme du colon américain, mais il semble bel et bien tout aussi perdu que nos braves paysans. L'arrivée d'un Indien étrange dans cette communauté va changer la donne, la communauté lui confiant son destin avec plus ou moins d'enthousiasme : saura-t-il les mener vers le plan d'eau recherché ou va-t-il les égorger sauvagement dans leur sommeil ?
Reichardt ressuscite le genre, donc, en épurant au maximum les rapports de force ataviques entre Indiens et cow-boys : Meek est l'archétype du cow-boy à l'ancienne, et entretient la légende du western sans se rendre compte qu'il en constitue lui-même une caricature ridicule ; l'Indien quant à lui est le représentant de cette culture insaisissable aux rites mystérieux, et son côté "bon sauvage" va jouer à fond aux yeux d'une des femmes du convoi, qui va entretenir avec lui des rapports aussi ambigus que condescendants. Deux archétypes qui sont renvoyés dos à dos sous les yeux d'une équipe tout aussi opaque : qui sont ces gens, quel est exactement leur but, quels sont leurs rapports ? On n'en saura (presque) rien, tant l'objectif du film n'est pas d'expliquer mais de suggérer, de questionner, jusqu'à virer, on l'a dit, dans une très elle abstraction qui constitue finalement le sujet même du film.
La mise en scène est le personnage principal ; elle est "métaphysique", comme a pu l'être le cinéma de Monte Hellman, par exemple, quand il s'est lui-même essayé au western. Dans un premier temps, la caméra se tient très loin des personnages, multipliant les plans très larges (mais au format carré, grande trahison au western et qui montre que Reichart cherche autre chose) mathématiquement composés : lignes sans arrêt horizontales, présentant comme des "couches" de paysages à la Rothko. C'est peu à peu qu'elle se rapproche des êtres, en s'infiltrant corps et âme dans leur errance (la caméra à l'épaule qui suit le convoi, et les femmes qui se retournent sur elle comme si elle existait réellement), en filmant les gestes quotidiens et anti-spectaculaires, en captant des regards, des rapports entre personnes, de façon éminemment subtile. L'altérité, du coup, se fait aussi bien vis-à-vis de l'Indien que dans ces gens entre eux, à la fois soudés et mutiques, en quête d'un inconnu insaisissable, d'un Godot qu'on n'arrive pas bien à définir. Avec quelques notes traînantes de violons, avec un sens du rythme remarquable qui fait traîner les plans jusqu'à plus soif sans que l'ennui s'installe jamais, Reichardt raconte une sorte de quête à la fois mystique et vaine, une attente fiévreuse d'un lendemain meilleur qui se perd dans la poussière du désert américain, un échec en direct, une incommunicabilité totale entre les êtres, et entre les êtres et Dieu. Le film aurait pu aller un peu plus loin dans l'expérience, on est assez loin de Van Sant ou de Hellman, mais quand même : on est bluffé par l'espèce d'effroi qui monte doucement de ce film, sans que rien ne se passe jamais, sans qu'aucun des événements propres au western ne soit présent (les seuls coups de feu tirés ne servent qu'à alerter les copains). Un film en-dehors des sentiers battus, dans tous les sens du terme.