France Tour Détour Deux Enfants (1978) de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville
Le Godard des années 70 n’est pas celui que je préfère, mais j’avoue avoir été happé dès les premières images de cette série. Si dans les premiers temps, le projet de Godard est bien obscur, si on ne comprend certainement que la moitié des intentions du pépère, il faut reconnaître que France/Tour/Détour/Deux/Enfants force le respect : la profondeur du discours, la simplicité de la mise en scène, l’étrangeté totale dans laquelle tout ça baigne, font de cette série un objet complètement barré qu’on se doit forcément d’avoir vu. C’est parti, quitte à être à côté de la plaque.
Mouvement 1 : Obscur / Chimie
Sacré JLG : il aura à tour de rôle fait chier bien des gens, de Woody Allen à Mick Jagger, des intellectuels de gauche à Shang. Cette fois, il s’en prend à une petite fille, par ailleurs très patiente, et déjà éminemment godardienne du haut de ses 10-11 ans. Ce premier épisode lui est consacré, constitué dans sa plus grande partie d’une interview en plan fixe. Godard lui pose des questions de son âge, genre : « La nuit, c’est de l’espace ou du temps ? », ou « T’es toujours sûre d’avoir une existence ?», ou encore « Tu dirais Monsieur Gouvernement ou Madame Gouvernement ? ». La petite se démonte pas, réfléchit posément, et répond à toutes les questions avec un calme étonnant. Ce que semble chercher JLG là-dedans, c’est une réponse à ses éternelles interrogations esthétiques : qu’est-ce qu’une image ? A-t-elle une existence propre, séparée de ce qu’elle représente ? Le monde existe-t-il quand on ne le voit pas (merci, Descartes) ? Qu’est-ce que c’est que la chronologie d’un récit, son début, son futur ? Tout ça nous ramenant bien sûr au Cinéma dans sa définition même, ce qu’on voit étant en même temps un film et un commentaire sur le film. Bref, on est assez loin du cinéma de Besson, et ça fait bien plaisir. Le reste est assez abscons : ça commence sur cette fillette en train de se déshabiller, Godard nous rappelant « qu’elle ne veut pas qu’on voit ses fesses », et choisissant du coup le plan américain. Sur un rythme très tenu, il fixe la beauté des gestes, se permettant des ralentis image par image pour mieux mettre en valeur l’innocence et la vérité (mot-clé de l’épisode) de l’instant. Puis, plan large sur une autoroute, avec la phrase corrosive : « Le travail des touristes : dévaster un paysage ». Il y a aussi une sorte d’émission de télé, qui constitue une mise en abîme du travail en train de se faire. Un cinéaste y est interrogé sur l’histoire de la fillette, ou plutôt sur l’histoire en général (« Elle était une fois »), et Godard en profite pour exposer son cahier des charges : rapidité d’exécution, importance de la préparation des questions avant de se confronter aux enfants, et aspect aléatoire de la série. J’avoue ne pas avoir tout compris, étant peu au fait du projet de la série dans son ensemble. Je pourrai peut-être vous en dire plus à la vision des épisodes suivants.
Mouvement 2 : Lumière / Physique
Voici un épisode, le second donc, qui commence comme un clin d'oeil au film de Pierre Carles (Attention Danger Travail) : un plan sur le métro avec nos amis parisiens qui en sortent et une voix-off laconique : "Tous les jours les monstres sortent de la terre pour se mettre au service des grandes exploitations civiles et militaires... Les monstres ont besoin d'argent et d'oxygène... La recherche d'un salaire honnête dirige leurs pas..." Puis un Jean-Luc Godard, péchu, passe à la question un chtit garçon sur le thème de la lumière ; ça donne des questions assez diverses du genre : "Es-tu un point lumineux ? Quand tu seras mort tu te déplaceras dans le temps ou dans l'espace ? La lumière se déplace en ligne droite ou en ligne courbe ? Est-ce que les noirs sont plus ou moins lumineux que toi ? " Le chtit est un peu à la torture, hésite, revient sur ses réponses, précise certains points, et notre Godard de conclure qu'il faut du temps pour répondre, un luxe apparemment que l'on n'a point à la télé... Il bifurque ensuite sur une photo qui nous est "révélée" en direct (celle d'un prisonnier russe avec deux gardes soviets) et qui a mis trente ans pour faire la une des journaux, pendant que d'autres étaient dans la lumière (ah tiens, Mao...)... La lumière, nous dit-on, "il faudrait s'en servir pour éclairer une situation, pas des stars". Dont acte. Réflexion sur l'Histoire, le sens des images, l'obscurité (pour les faits qui demeurent cachés) et la lumière (un "révélateur" qui prend parfois du temps), bon, il est po toujours facile à suivre, le Jean-Luc - on se retrouve parfois un peu comme le gamin...- mais toujours apte à nous faire réfléchir hors des sentiers (ou des couloirs de métro) battus. (Shang – 29/03/08)
Effectivement, on continue dans l’étrangeté, mais comme le dit mon compère, c’est l’effet Godard : on s’en fout un peu de pas tout comprendre, et on sent bien qu’on est dans une intelligence totale. D’autant que le sens de cette série commence à s’affirmer : une recherche in progress sur le sens du cinéma. Godard, en interrogeant ces mômes, s’interroge lui-même sur l’art cinématographique confronté à l’Histoire, à la vérité, à la narration. Ici, il questionne une technique (la lumière), et certaines de ses questions sont fulgurantes. Un corps est-il un point lumineux ou est-ce la lumière qui le fait exister ? La lumière vient-elle aux gens ou les gens à la lumière ? Certes, le petit n’a pas l’air de tout comprendre des enjeux godardiens, le pauvre hère, mais c’est très beau de voir JLG confronter ses hantises esthétiques à l’innocence des enfants. Ces magnifiques réflexions débouchent très logiquement sur l'ambiguïté des images pour raconter l’Histoire, la grande, et le message passe, clair et net : les vraies images importantes sont occultées par celles, officielles et « sexy », qu’on veut bien mettre à jour : portraits d’Allende, de Mao ou de Nixon, photos trop travaillées d’un soldat fleur au fusil, alors que dans l’ombre, les prisonniers russes meurent… Ça commence à devenir intéressant. (Gols – 30/11/08)
Mouvement 3 : Connu / Géométrie / Géographie
On retrouve la petite fille du 1, à travers de magnifiques plans qui ouvrent cet épisode : elle se rend à l’école, et Godard fige une nouvelle fois ses mouvements, en une sorte de ballet qui a autant à voir avec l’innocence des choses qu’avec quelque chose de sombre et de malaisé. Après quelques réflexions assassines sur les « monstres » (comprendre : les gens) et leur plan de vie (joli montage sur le plan du métro de Paris), JLG fouille avec la fillette les significations du mot « plan », du mot « géographie », etc. Fulgurances parfois de certaines réflexions ou de certains gestes : « Quand tu reviens de l’école jusqu’à chez toi, le soir, tu fais le trajet à l’envers, et pourtant ta maison est à l’endroit » (mine allongée de la fille), ou passage magique dans lequel la gamine dessine dans l’air les limites du cadre mis en place par la caméra. Godard joue avec les sens multiples de « plan », de « cadre », d’ « endroit » et de « dimensions », déclinant une nouvelle fois toute une grammaire du cinéma vue par la naïveté des enfants. Puis retour sur le « plan » au sens « dessein », avec quelques scènes absconses autour de terroristes se posant la question des prises d’otages : faut-il kidnapper des stars (Monroe, Drucker, Mireille Matthieu) ou des citoyens lambda, et dans ce dernier cas comment en faire un acte politique contre le patronat ? Mmmm… en tout cas, c’est ce que j’ai compris, mais le sens échappe quand même pas mal. Il y a aussi toujours cette mise en réflexion du film en train de se faire, avec ces interviews austères sur fond d’inscription du mot « télévision ». Godard raconte une histoire, et son but, s’il reste mystérieux, se dessine de plus en plus dans la longueur.
Mouvement 4 : Inconnu / Technique
Changement de ton dans ce quatrième épisode : Godard et son alter-ego Robert Linard y sont en retrait. Plus d’interview pointue, plus de voix off, mais le simple enregistrement, en plan fixe du petit garçon à l’école. On fait un bref jeu de mot quasi-obligatoire sur l'ambiguïté du mot « classe », et c’est parti pour de longues minutes de cinéma-vérité, qui se contente de regarder ce môme, assis à sa table lors d’une leçon de lecture. C’est certes déjà vu, mais c’est en même temps fascinant dans la longueur. Godard avoue d’ailleurs qu’il est impressionné de pénétrer dans ce monde clos et de pouvoir enregistrer cette simplicité-là. Belle maxime : « Je ne veux pas d’une caméra qui surveille, mais d’une caméra qui transmet ». On regarde ce petit garçon au naturel, et c’est vraiment captivant. Ensuite, on revient à l’étrangeté habituelle de la série, avec cette femme, prise elle aussi en plein travail (elle fait la vaisselle dans une cantine), sauf qu’elle s’exprime différemment. Succession de mots « signifiants » (finance, police, industrie, diplomatie, agriculture, télévision, religion…), qui en arrive à la conclusion : « c’est l’histoire du socialisme, c’est quand une cuisinière pourra être chef d’Etat »… Moui ? Mais encore ?, demande un brave type dans lequel on se projette aisément. Et la réponse : « Vous n’avez rien compris ? On vous a montré qui, quand et quoi, et on a ralenti en plus. » Pour cette partie-là, ne comptez pas sur moi.
Mouvement 5 : Impression / Dictée
Un épisode particulièrement profond, qui use de le rhétorique en escrimeur et parvient, à force de travailler sur les mots, à mettre à jour pas mal de choses bien vues. Ca commence par une apologie du vol, très extrême-gauche, qui tend à prouver que pour être un voleur efficace, il faut s’associer avec plein d’autres voleurs. On jubile avant de passer à la partie « enfant » : à nouveau le petit garçon, qui photocopie (ou rotocopie, si ça se dit) des exercices de maths. Godard retourne à l’interview (une question entre autres qui m’a plongé dans des abîmes de réflexion : « Comment tu te souviens que tu existes ? »), mais cette fois il se permet de s’interroger lui-même en direct. Le problème est que c’est lui-même qui tient la caméra et fait le cadre, et ça a l’air de lui poser moult questions. Le jeu se fait sur les termes d’ « impression » et « impressionner » (impressionner dans le sens épater, impressionner la pellicule, éprouver une impression, et impression d’un document), avec au bout du compte une réflexion sur le sens-même du cinéma, considéré comme une « impression » de la réalité. Fort beau résumé de la situation : « La télévision ne fait plus de direct, que du différé. Tout est différé, le bonheur, le malheur, les difficultés. A force d’être vue en différé, la vie elle-même, les gens finissent par la voir différente, différente de ce qu’ils avaient rêvé. »
Pour la partie « politique » de la chose (tous les épisodes semblent être conçus dans cette dualité-là), Godard plonge dans les profondeurs de la langue française, en nous montrant une secrétaire, enceinte jusqu’aux dents et nue comme un ver, faisant son boulot comme si de rien n’était. Véhément, JLG en tire toute une déclinaison d’idées sur les termes de « dictée » (rôle de la secrétaire) et de « reproduction », acte auquel les hommes condamnent les femmes. C’est frontal et judicieux.
Mouvement 6 : Expression / Français
On continue dans cette veine sibylline avec des vrais bouts de magie dedans, avec cet épisode peut-être un poil moins défini dans son sujet. Après une séquence encore une fois magnifique, où Godard travaille sur le ralenti, l'arrêt sur image, le grain de la photo, le mouvement de la caméra, qu'il oppose au mouvement en liberté de son actrice fillette, nous voilà plongés dans un poème étrange qui a pour thème l'expression(entendre le mot en deux temps : ex-pression). Même principe qu'avant : la fillette est interrogée sans relâche par JLG, mais qui se montre cette fois-ci de plus en plus insistant, sûrement pour justifier la "pression" citée. La gamine est filmée dans la cour de récréation, jetant un regard envieux vers ses copains qui s'amusent alors qu'elle doit se fader une interview absconse avec ce type à lunettes. Surtout que les questions, inlassables, sont encore une fois pas piquées des hannetons : "pourquoi tu n'es pas payée pour aller à l'école ?" ou "quand tu ne seras plus à l'école, c'est que tu auras tout appris ?", ou encore "tu te sens plus seule à la maison ou à l'école ?". La pauvrette fait pitié. Avant ça, on aura fait un détour vers un couple filmé en champ/contre-champ et qui balance une série de phrases plates ("tu es belle", "tes yeux sont limpides", ce genre de truc), à un petit bout de manif. Pas bien saisi le truc. Puis retour à nos éternels producteurs (?) d'émission qui décortiquent ce qu'ils sont en train de voir et annoncent leur credo : cette fois, par exemple, on entend un joli mot d'ordre : "Pas de la décoration, un décor". Et pour finir, un long plan sur 6 filles qui font du footing sur la sublime chanson de Léo Ferré, "Ton style c'est ton cul", dans une petite posture sarcastique qu'on n'attendait pas dans cet épisode. Après tout, peut-être que cet opus 6 travaille sur une certaine notion de la féminité, et de la "pression" sociale qui s'exerce sur les femmes. Il le fait de façon malpolie, cruelle et abstraite, on ne lui en voudra pas. Si ça se trouve, aussi, ça parle de complètement autre chose...
Mouvement 7 : Violence / Grammaire
Un épisode particulièrement troublant, où notre Jean-Luc met un peu plus la pression sur cette pauvre Camille, la fillette habituelle, dans une volonté (louable) de définir ce qu'est la violence, où elle débute et comment elle peut se ressentir. Quoi de plus naturel que de l'exercer in situ, en harcelant la gamine de questions aussi complexes que dérangeantes (avec toutefois une des questions les plus drôles de la série : "un rond, c'est plus gentil qu'un carré ?"), qui vont de Baudelaire à des concepts philosophiques fumeux. Ça commence donc avec notre gamine punie, condamnée à recopier une phrase 50 fois dans son cahier ; punition rendue d'autant plus importante qu'en même temps, JLG fouille les concepts de "copier" (qui copie sur qui, où est le modèle original, est-on soi-même une copie, comment se démarquer, etc.) ; c'est ce qu'on appelle la double peine, et la petite Camille n' a jamais autant utilisé la phrase "je sais pas" pour se débarrasser du gars : on la sent gênée, malheureuse même, ce qui illustre à merveille le propos. Godard pointe les troublantes relations entre autorité et violence, entre esclavagisme consenti et travail. Son montage certes un peu facile entre des images de guerre et un groupe d'enfants en train de préparer militairement un spectacle de fin d'année est pourtant diablement efficace. Les questions harcelantes de JLG le font d'ailleurs arriver à un constat clair dans la dernière partie comme toujours consacrée au décryptage de ce qu'on vient de voir : "on dirait qu'on cherche à avoir le dernier mot, alors que c'est le premier qu'on veut ; mais comme il est seul, il a l'air d'être le dernier". Jolie phrase qui s'auto-critique dans l'aspect assez fermé des épisodes de la série. N'empêche qu'à force de fouiller toujours plus le même terme, quitte à poser des questions absurdes, JLG finit par ouvrir de vraies pistes (ici, donc, le concept de copie, d'être la copie de quelqu'un), et débouche souvent sur de beaux questionnements et de belle conclusions : le film se finit sur une phrase qu'on retrouvera dans Film Socialisme, et que je vous laisse méditer sur la photo ci-contre.
Mouvement 8 : Désordre / Calcul
Un épisode en mode échec, qui passe son temps à se planter tout en expliquant comment il se plante. la petite Camille est en vacances pour cette fois, et à la place on retrouve le chtit gars Arnaud, accompagné d'un copain hors-champ. Thème du jour : le commerce, la propriété, l'économie, qu'est-ce qui se vend, qu'est-ce qui s'achète, ce genre de choses. L'opus commence sur une hésitation (la voix off se plante de texte, commençant à parler des invasions de criquets pour reprendre à zéro et nous entretenir de "la loi des grands nombres"), et va continuer sur cette errance jusqu'au bout. Car il faut bien s'y résoudre : l’interview d'Arnaud ne donne rien, le garçon passant le plus clair de son temps à ne pas comprendre les questions (ce en quoi on est en empathie avec lui) et à ricaner en regardant son pote. Grand moment pourtant : Godard pose devant lui une liasse de billets de banque, un million de francs que le petit peut utiliser à sa guise : la gène du garçon est évidente, il ne sait plus ce qu'il doit croire, ce dont il a envie, et le film touche là à une vérité assez trouble concernant la possession et la richesse. A part cet instant sulfureux, pas grand-chose à se mettre sous la dent, et le "régie" s'en rend compte puisqu'elle n'arrête pas de pointer les erreurs de style de JLG ("on avait dit qu'on ferait pas comme ça, et pourtant..."). Constat d'échec in progress, interrompu comme toujours par ce couple de producteurs (?) qui dissèquent la chose. Éternelle litanie qui tombe comme un refrain à la fin de chaque épisode : "Et maintenant, je crois qu'il nous faudrait une histoire", et sur le sourire du secrétaire d'Etat au Trésor américain, le type dont on nous fait comprendre qu'il a les clés du monde dans sa main. Le monde de l'économie est un monde crypté, fait de codes et d'abstraction, et ce demi-Dieu (beau montage de son visage avec un avion, comme dans Je vous salue Marie), qui en connaît tous les rouages, termine en beauté un épisode douloureux et cruel.
Mouvement 9 : Pouvoir / Musique
Ça commence par "Like a rolling stone", ce qui augure d'un épisode rock'n roll. C'est bien connaître notre JLG qui nous traficote un film assez révolté sous ses airs de douceur ironique. Il est donc question de pouvoir, le pouvoir patronal bien sûr, mais aussi celui parental, artistique, divin, populaire, enfin tous ces thèmes qui ont jalonné l’œuvre godardienne dans les années 70. La petite Camille est cette fois filmée de trois-quart, sans le regard-caméra auquel on était habitué, et elle est de plus en plus montrée "en butte" contre le réalisateur : elle a de toute évidence plus qu'envie d'être ailleurs et les questions de JLG semblent de plus en plus la consterner : "Ta maman, c'est une image ou un son ?", lui demande, imperturbable, un Jean-Luc très sarcastique. La différence, aussi, c'est que tout le dialogue est accompagné par de la musique, classique surtout (après une intro rock et variétoche, avec ces extraits d'émission de radio pourrie avec Drucker et Claude François), présence qui creuse le questionnement principal de cet épisode : le son est-il plus puissant que l'image ? Toutes les questions sur le son finissent par produire de bien belles choses, comme ce parallèle entre les Sirènes de la mythologie et la sirène de l'école (et de l'usine), ou comme ce petit commentaire amer de la fin, qui met en avant le côté un peu putassier de l'utilisation de la musique. Pour le reste, c'est un épisode assez classique, avec son lot de fulgurances (passer du concept de "chercher de la compagnie, être dans le société" à celui de compagnie et société économique, IBM, Peugeot et Air France érigés en grands ennemis capitalistes) et de postures "préhistoriques" (les "Monstres" qui apparaissent dans chaque épisode, c'est-à-dire les hommes, sont de plus en plus traités comme d'antiques bestioles dérisoires).
Mouvement 10 : Roman / Economie
Si Godard n'avait laissé que ce film, il serait passé pour un bourreau d'enfants. Cet épisode est particulièrement cruel pour le petit Arnaud, que le méchant ogre JLG empêche de regarder son épisode de James Bond préféré. A la place de ça, le gars torture l'enfant de façon éhontée, en lui demandant de comparer la télé à une tirelire (il y arrive, le bougre) ou de parler des formes de l'héroïne. Le môme est clairement agacé, a envie d'en finir, mais Godard s'accroche et pond l'épisode le plus malaisé de la série jusqu'à présent. Le sujet de base, c'est l'imagination, et l'éternel débat : le cinéma doit-il être un reflet de la réalité ou une œuvre de fiction ? Après un passage drolatique dans une librairie, où une jeune femme demande des livres sur le sang et la mort (le libraire lui désigne vaguement un rayon), puis un homme s'enquiert d'un livre portant sur "le cul, l'argent et la politique", le libraire, aux anges, l'entraîne vers toute une étagère), on revient dans le schéma classique : plan fixe sur l'enfant, cette fois de profil face à la télé, et questions qui fusent. Ça donne parfois des choses improbables, comme cette comparaison audacieuse entre le poulet et la télé : les deux s'envisagent à travers une vitrine, s'ingurgitent, et se chient (le garçon est tout content que Godard emploie le terme "ça me fait chier" pour parler des émissions de télé). Mais ça donne aussi des moments de ratage complet (ce qui rentre dans le projet global de la série, je le reconnais) où les pistes empruntées par le cinéaste débouchent sur pas grand-chose ("les images, elles rentrent en toi ou elles rebondissent ?"). Moments de vide un peu gênants où on sent JLG à bout d'idées, et l'enfant fatigué de ne rien capter aux intentions du bonhomme. Vrai moment de tension d'ailleurs quand Godard lui demande d'écrire une carte à sa mère : le gamin a clairement envie de lui faire bouffer son micro. Ça se termine à l'arrache sur des animaux domestiques et une vague réflexion sur les vaches qui regardent passer les trains (sous-entendu : elles regardent la réalité), et on boucle ce dixième opus sans vraiment en avoir tiré quoi que ce soit.
Mouvement 11 : Réalité / Logique
Alors voilà : après quelques 5 heures de jeu, notre gars Godard pète les règles du jeu. Cet épisode est celui de la rupture, puisqu'on n'y assiste plus à l'habituelle interview des enfants, mais à un "simple" enregistrement d'un quotidien en temps réel : Camille est en train de manger avec sa famille, la caméra est fixée sur elle excluant les autres personnages, et on capte les petites conversations banales, les changements de faciès de la fillette, et les plats qui défilent. Point barre, ou presque. A l'exception d'une vague intro brumeuse sur le hasard, et d'un flou final autour de l'Histoire, ce sera tout. Mais c'est bien suffisant, dame oui, pour déclencher l'éternelle question du cinéma godardien depuis toujours : qu'est-ce que la réalité ? comment la capter ? et surtout : est-ce cela, le cinéma, ou est-ce autre chose ? Visiblement, JLG tient à faire la différence entre la télé, qui devrait "transmettre ce qui se passe", et le cinéma, qui serait... autre chose. Pour étayer sa thèse, donc, un travail pratique : est-ce que, sur 25 minutes, un film peut tenir sur la seule captation du réel, aussi banal soit-il ? Le film s'amuse à fustiger le cinéma d'évasion, d'imagination, et les spectateurs faciles, en faisant entendre la voix de ceux qui s'indignent de ce type d'expériences : rendez-nous les héros, cette gamine n'est pas intéressante, on n'a pas envie de voir ça au cinéma. Et pourtant, c'est bien là, ramassée en quelques minutes d'images crasseuses et vides, toute la définition même du cinéma qui est mise en jeu, comme peut le faire Chantal Akerman (que Godard a attaquée sans vergogne récemment) : cet épisode tente de déceler la frontière entre l'art et le vide, le moment où quelque chose qu'on regarde cesse d'être du cinéma, et devient autre chose (de la télé ? du rien ?). Intelligent, assurément.
Et on conclue, donc, avec un de ces épisodes mystérieux qui nous clouent le bec, parce qu'ils arrivent à réunir l'intellect exigeant et abscons du maître et une sensibilité étonnante, voire un sentimentalisme qui a toujours accompagné la cérébralité de JLG. Ici, c'est 5 minutes, en fin de film, qui nous montrent un pauvre type ("et qui s'appelle Richard, en plus") à un comptoir, en train de passer doucement une soirée morne, le tout sur fond de Léo Ferré (une chanson absolument ravageuse dont il a le secret). Pour ces quelques minutes-là, alternance de zooms avant et arrière qui rappelle le fameux plan de Week-End sur Mireille Darc, on bénit Godard de nous avoir amené jusqu'ici, comme si toute la série devait culminer à ce point : être un homme, de toute façon, seul et dérisoire. Avant ce passage grandiose, un dernier tour avec le petit môme, prêt à s'endormir, pour évoquer en vrac quelques concepts moins cadrés que dans les autres épisodes. On sent que JLG aurait aimé développer, et qu'il lance là ses dernières cartouches avant extinction des feux. En vrac, donc : la nuit, c'est de l'espace ou du temps (tiens, même question qu'à l'épisode 1) ? ta peau, c'est un costume ? quand tu meurs, tu retournes à l'eau ou à la terre ? Le jour tombe et la nuit se lève, ou c'est l'inverse ? La mémoire, c'est de la matière ? et le reste à l'avenant, avec toujours ce môme qui tente de répondre vaillamment aux harcèlements de JLG. C'est moins tenu, donc, et c'est dommage : le film manque de ces numéros d'équilibriste verbal et de ces coq-à-l'âne imprévisibles qui furent le lot de cette série. Mais on y gagne une intimité, et même une simplicité qui a pu manquer aussi précédemment, et c'est tant mieux. Au sortir de ces 12 épisodes, on se dit que la télé a su prendre des putains de risques à un moment de son histoire (même si, d'après ce que je sais, cette série fut vite interrompue par la chaîne) : voir ce bidule absolument improbable à une heure de grande écoute serait complètement inimaginable, et c'est bien ce que nous assène ce final en queue-de-poisson : pourquoi conclure, alors qu'on travaille sur l'intelligence (et donc, que plus personne ne regarde) ? Une série devenue rare (et je bénis mon Shang au passage pour avoir déniché la chose), mais que je vous conjure de trouver à tout prix.
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