Trop tôt, Trop tard de Jean-Marie Straub & Danièle Huillet - 1982
Rhaaa bon sang, elle se mérite, cette intégrale Straub-Huillet, me voilà presque au bout (si Shang arrive à me dénicher les deux-trois manquants), et je vous avoue qu'après je serais bien tenté par une odyssée Bruce Lee, pour changer. En tout cas, traverser un film comme Trop tôt, Trop tard vous laisse forcément des traces un peu partout (en plus des valises sous les yeux), le moins qu'on puisse dire, c'est que cette vision n'est pas innocente.
Le couple diabolique décide cette fois de faire du "Straub-Huillet ++", puisque le film est presque exclusivement composé de ces panoramiques qui ont fait leur gloire. Dans nombre de leurs films, il n'y en a qu'un ou deux, pour ouvrir et fermer ; ici, c'est un festival. Droite-gauche, gauche-droite, aller-retours de malades, 360° vertigineux, caméra désaxée même parfois (pour suivre les méandres de la Saône à Lyon), voire même travelling latéral à bord d'une barque, faux panoramique "embarqué" autour du rond-point de la Bastille (le premier plan, très malin), ou travelling avant à bord d'une voiture. Vous l'aurez compris : c'est un film d'action. Ces mouvements sont utilisés pour nous montrer deux choses : d'abord des paysages ruraux français, pris donc en plans larges pendant qu'une voix comme d'habitude atone égrène un texte sur la pauvreté des Français au XVIIIème siècle ; ensuite, sur le même principe, des plans de paysages pris en Égypte sur un texte qui résume les tentatives révolutionnaires dans le pays depuis Napoléon...
Je vous sens frémir de désir de voir immédiatement ce film passionnant, je vous comprends, mais calmez-vous, attendez voir. Le truc, c'est que pendant une grande partie du film, l'humain est presque absent de l'écran, mis à part dans la présence des voitures, des bâtiments et surtout d'une bande-son qui laisse toute sa place aux bruits extérieurs (oiseaux et voitures, mais aussi cris d'enfants). Les hommes rentrent peu à peu dans le champ, disons au bout de 17 heures de film environ, sous la forme d'un plan phénoménal : 11 minutes de plan-séquence fixe qui filme la sortie d'une usine au Caire. Clin d’œil évident à nos amis Lumière Brothers qui donne quand même une expérience hallucinante dans un film de 1982. On regarde ça hagard, au bord de l'apoplexie, exsangue et pas loin de la rupture de faisceau, mais le fait est que ça fonctionne : où pourrait-on trouver ailleurs cette audace qui consiste à aller au bout du bout d'un plan (ou de la pellicule du magasin, c'est vrai aussi), sans rien lâcher, sans céder d'un pouce à la facilité (alors que le nôtre, de pouce, s'approche quand même dangereusement du bouton "avance rapide" de la télécommande) ? Peut-être seulement chez le Kiarostami de Five, bonne référence.
On est donc bluffé par l'exigence de ce film, une nouvelle fois. Maintenant, le souci est que c'est aussi très nettement chiant comme un jour de pluie à Brioude, ce qui est un peu dommage. Je n'ai pas la moindre idée de ce que les Straub ont eu envie de dire avec cette expérimentation éprouvante et lentissime, et le film aurait été plus court d'une centaine de minutes (il en fait 104), que ça m'aurait pas non plus dérangé plus que ça. Mais bon, on n'a pas si souvent que ça l'occasion de se frotter à ce type d'OVNI. Je ne le conseille donc à personne (faut pas charrier), mais je suis pas peu fier d'avoir vu ce bazar jusqu'au bout. Je vous laisse, je vais pleurer.
Tout Straub et tout Huillet, ô douleur : cliquez