Retour à Kotelnitch d'Emmanuel Carrère - 2003
Carrère transcrit à l'écran ce qui fait la sève de ses livres : à partir d'un fait divers, autour duquel il tourne fébrilement et sans vraiment savoir en quoi ça lui parle, il ouvre subtilement des pistes complexes et profondes qui mêlent l'Histoire et sa propre vie à cette histoire opaque et lointaine. Le sujet est en trois temps : 1) au cours d'un reportage en Russie sur un soldat abandonné, Carrère rencontre Ania, jeune Russe mystérieuse et fabulatrice ; 2 ) intéressé par celle-ci (mariée à un membre du KGB, est-elle une Mata Hari moderne ou une simple mère de famille qui s'ennuie ?), il revient sur les lieux pour la filmer, légèrement déçu par la banalité de la jeune femme ; 3) elle est sauvagement assassinée avec son bébé, et il revient une troisième fois pour tenter de déceler en quoi cette mort le concerne, lui...
Carrère a le chic pour se trouver toujours au cœur d’événements tragiques, et pour mettre le doigt sur la part de mystère qui émane du moindre détail. Retour à Kotelnitch commence ainsi, par un renversant mystère qu'on sent très profond, mais que le cinéaste a du mal à cerner. Les personnages sont troubles, à commencer par cette morte incompréhensible, en passant par son mari opaque et par sa mère parano. Toute la première partie du film est composée de ces rencontres entre Carrère et ces êtres étranges, compliquées par la différence de culture et la barrière de la langue. On sent Carrère perdu dans son sujet, ne sachant pas s'il est en train de filmer une énigme policière ou un portrait social, une histoire d'espionnage ou un deuil impossible, une autobiographie ou un grand reportage. Il fait de ces questionnements la sève même de sa mise en scène : le montage est fait aussi bien de moments prenants (la colère de la mère, une chanson interprétée par Ania) que de moments de vide (filmer des trains tout en rageant contre le fait que c'est hors sujet, montrer des êtres qui n'ont rien à faire dans cette histoire pour les sauver de l'oubli). Magnifique parti pris, où déjà on sent que le personnage principal du film, c'est Carrère lui-même, sa posture par rapport à cette douleur étrangère, sa difficulté à saisir exactement ce qu'il fait là.
Et puis, lors d'une scène de banquet, le cinéaste met enfin le doigt sur son sujet : cette histoire de meurtre et de famille brisée, c'est la sienne. La dernière partie du film est alors une reconstitution de toutes ces pièces de puzzle, 3 reportages au même endroit qui finissent par dessiner une interrogation personnelle très profonde. Le lien entre ce soldat disparu, cette femme sans histoire et le meurtre de celle-ci, c'est le grand-père de Carrère, disparu lui-même dans les derniers jours de la guerre. Dans les dernières minutes, le film trouve cette cohésion parfaite, cette clé qui éclaire tout ce qu'on vient de voir, et c'est magnifique. On pense aux dernières pages de L'Adversaire, à cette façon très originale qu'a toujours l'écrivain de creuser sa propre histoire à travers la grande Histoire, en évitant toujours de fermer ses œuvres sur elle-même par ce repliement sur soi.
Retour à Kotelnitch est au final d'une complexité troublante, d'une belle ampleur et totalement personnel. C'est en plus un documentaire parfaitement tenu formellement, Carrère privilégiant toujours l'émotion et l'intimité mais sans jamais céder à la putasserie des reportages télé habituels. Un film tout en dignité et en classe, intelligent et poignant. Décidément le gars Carrère est aussi bon derrière une caméra que devant une feuille blanche. (Gols 29/03/09)
Voilà longtemps que j'avais mis ce reportage de côté : c'était bien dommage car au delà du savoir-faire de Carrère pour conter une histoire sans avoir l'air d'y toucher (modestie, sobriété, recul...), il y a aux détours de Retour à Kotelnitch de véritables moments d'émotion qui te cueillent comme on le ferait d'une bouteille de vodka trop mûre (mes comparaisons, je vous rassure, m'échappent de plus en plus...) : si la mère d'Ania semble souvent "intenable" pour exprimer ses émotions - ou ses colères - et nous touche au moins à deux moments qui pètent les deux genoux (dans le cimetière recouvert de neige ou lorsqu'elle embrasse Carrère (pour le remercier des images de sa fille et de son petit-fils) au point qu'on se demande si elle ne va pas l'étouffer), il y a aussi ce personnage de Sacha, anicen membre du KGB, guère sympathique a priori (...) qui se livre à une confession particulièrement touchante : quand il "donne l'autorisation" à Carrère de faire un documentaire avec les images de sa femme, il lui demande simplement de faire quelque chose dans un style "délicat et correct" ; j'allais dire "il ne pouvait pas tomber mieux" : Carrère est à la fois complètement respectueux de son voeu mais en plus il donne à la vie et la mort d'Ania (personnage au demeurant "anecdotique" sans que ce soit réducteur) une toute autre dimension : cette rencontre "de hasard", en trouvant des échos avec sa "petite histoire" personnelle et l'Histoire avec un grand H (la "disparition" de son grand-père et de ce hongrois à la fin de la seconde guerre mondiale), prenant une toute autre dimension.
Gols a souligné cette façon que Carrère a de glisser ici ou là dans son montage final des images qui n'ont finalement que peu à voir avec sa trame principale (les trains, les lycéennes...) - images qui se retrouvent liées, d'une façon ou d'une autre, à sa propre expérience intime en ces terres russes - ; c'est un aspect que j'ai également relativement apprécié (donnant à l'ensemble de ce doc un petit côté "work in progress", le projet, relativement flou au départ, étant parfaitement assumé), tout comme ces multiples commentaires de la mère au cameraman... Si parfois on apprécie le fait d'oublier complètement le cameraman, difficile ici d'en dire autant tant notre gars "Philippe" est constamment relancé par la mère pour boire un verre ou pour manger un bout de saucisson : loin de constituer un défaut, cette caractéristique donne un petit côté "familial" à ces images qui sert, au final, totalement le récit et les conclusions éminemment personnelles faites par Carrère. Rien n'est finalement jamais totalement anecdotique, tout finissant par faire écho à sa propre histoire intime... Forcément passionnant. (Shang 28/07/11)