Falstaff (Chimes at Midnight) (1965) d'Orson Welles
Il y a toujours dans les adaptations shakespeariennes du gars Welles plein de bruits et de fureur, de grandiloquence et de grotesque, de virtuosité et de brutalité. Si le rôle de Falstaff interprété par un Welles ventripotent est "bigger than life", la mise en scène est d'une certaine façon au diapason avec ces plans constamment en mouvement, filmés par une caméra elle-même adepte du panoramique et montés à la Eisenstein (3 plans toutes les dix secondes sans vouloir exagérer) - tu as le malheur de lire un sous titre (William Shakespeare étant un poil plus complexe qu'un livre de Marc Levy traduit en anglais par Lady Gaga), tu rates une séquence... Alors c'est vrai que cela crée un effet souvent tourbillonnant, qu'on se sent parfois comme entraîné par la tempête Falstaff avec son rire rabelaisien et sa faconde de Père Noël alcoolique, mais qu'on finirait aussi presque, parfois, par être un peu désarçonné en route... J'en veux pour preuve cette terrible scène de bataille au milieu du film (vous allez me dire qu'être désarçonné par cette séquence, c'est un peu le principe : pas faux...) où le montage devient tellement chaotique qu'on ne peut s'empêcher à la longue de trouver le procédé un peu lassant - au bout de cinq minutes, on avait compris l'idée, vingt c'est peut-être too much (bien aimé tout de même en préambule ces chevaliers que l'on monte avec des cordes et des trapèzes sur les chevaux, l'un d'eux suite à une petite erreur de "manipulation" s'écrasant lourdement au sol, un gag digne des Monty Python)... Comme s'il y avait finalement la volonté chez Welles de "dé-théâtraliser" l'action (l'espace scénique explosant) alors que les personnages - Falstaff en particulier - demeurent eux-mêmes ultra théâtraux et "démonstratifs".
On assiste donc à une multitude de séquences virevoltantes, la trame restant quant à elle relativement simple à suivre : on suit les 400 coups de Falstaff qui s'est acoquiné avec le Prince de Galles, héritier du trône d'Henry IV (John Gielgud que j'ai personnellement toujours connu vieux) ; ce dernier considère son fils comme un jean-foutre mais va se réconcilier avec lui peu avant sa mort. Si Falstaff jubile d'avoir son grand ami comme roi, il ne va point tarder à tomber de haut... Le plan-séquence où Falstaff apprend que son ami vient d'accéder au trône est, je dois bien l'avouer, relativement bluffant, avec la montagne Falstaff, au début du plan, qui ne constitue qu'un petit point au fond de la pièce, puis celui-ci s'avance et s'assoit au centre de la pièce avant de finir triomphant au premier plan, filmé en contre-plongée (On retrouve ces contre-plongées quasiment verticales tout au long du film, une véritable marque de fabrique wellesienne). Falstaff est tout à sa gloire mais sa visite, dans la foulée, au nouveau roi, Henri V, va lui asséner une terrible baffe. Henry V, en reniant son passé, le bat froid et notre Welles de se décomposer littéralement sous nos yeux malgré l'indéniable fierté du gars : Falstaff tente bien une ultime pirouette pour garder la face mais cela sera la dernière, le plan suivant nous montrant son immense cercueil (forcément, Welles approchait la tonne à l'époque) finissant par nous sécher.
Une petite pointe d'émotion qui ne fait pas de mal, sur le fil, tant cette mise en scène et ce montage de stakhanoviste ne laissent finalement que peu de temps pour reprendre notre souffle - certes, au cours du récit, l'aspect rigoriste et sérieux comme un Pape de Henry IV tranche avec la bouffonnerie de Falstaff mais cette froideur du roi n'est pas vraiment non plus véritablement source d'émotion. Un raz-de-marée Falstaff qui tente de tout emporter sur son passage mais qui peut également laisser à quai les adeptes de mise en scène plus "zen" (... mouais, pas d'autres mots) ; ce serait ma ptite réserve (sans parler de cette pauvre Jeanne Moreau moins sexy que jamais), le gars Welles étant de toute façon habitué aux louanges dithyrambiques... (Shang - 18/06/11)
Rare de voir un grand artiste, surtout en fin de carière, prêter autant allégeance à un auteur. En adaptant Shakespeare, Welles se fait tout petit malgré sa carrure, et nous offre un film très baroque, très mouvementé, qui rend pleinement justice non seulement au fond de ses pièces qu'à la forme ; on est là dans un mélange subtil entre tragédie et grotesque, entre cirque et théâtre, et du coup, c'est vrai, la forme hybride joue parfois un peu contre le film lui-même. On se dit que Welles a sûrement trouvé le ton idéal pour traiter le maître, en tout cas dans ses pièces les plus grandiloquentes, mais on se dit aussi que le public est parfois oublié en chemin. On est perdu, dans la première moitié du moins, dans ce montage effréné, dans ces plans tarabiscotés, dans cette foule de personnages, dans ces décors changeants, dans ce Verbe balancé en un seul flot. On met du temps à se fixer sur l'histoire, ou même les histoires parallèles, et quand on y arrive enfin, on perçoit enfin le génie de ce film. D'un côté donc, la tragédie, les grandes pièces historiques, les rapports de domination, de jalousies, les félonies des grands de ce monde, représentés par l'immuable et grand John Gielgud : on est dans le grand crin presque austère de la saga royale de Shakespeare, tout ça respire le cinéma de ciné-club, l'emphase et le solennel. De l'autre, Falstaff et sa parodie de cour, ses forfanteries, ses minables coups, son ivrognerie et ses bonnes vannes : on est dans la partie comédie, dans cet aspect bigger than life, aux cotés de ce personnage magnifique, truculent, rabelaisien de Falstaff. Welles est énorme, dans tous les sens du terme, dans le rôle de ce fanfaron pochtron, et lui confère une silhouette inoubliable, inspirée sûrement autant par Bosch que par Jarry.
La rencontre des deux, a priori impossible, se fait pourtant merveilleusement dans la dernière partie, où les personnages se complexifient de plus en plus : le prince Hal (futur Henry V) renonce à sa vie de patachon et devient le roi rude, sans pitié qu'il sera ; Falstaff calme sa fougue et subit l'injustice d'être abandonné. Le jeu de Welles est parfait, il fallait bien du talent pour donner à ce personnage de pantin caricatural une telle humanité, son visage s'affaisse, ses mains parlent pour lui, c'est magnifique. Le débit verbal ralentissant réellement dans cette dernière partie, on a plus le temps d'apprécier le jeu des acteurs et la réalisation, ce que l'hystérie du début nous empêchait de faire. Et on remarque que, oui, Welles a trouvé la mise en scène idéale pour rendre justice à l'énergie impressionnante des pièces qu'il adapte. Certes, il se donne le rôle intéressant, et Jeanne Moreau, Marina Vlady ou Keith Baxter ont dû être un peu frustrés par la mégalomanie du compère. Certes, ils n'ont souvent à jouer que des rôles de pantins grimaçants, et le film ressemble souvent plus à un film italien qu'à une pièce élisabethaine. Mais il y a une telle science du cadre, un tel génie de l'adaptation, un tel goût pour le travestissemnt et le monstrueux, le ridicule et le sulfureux, que Falstaff finit par convaincre de toute façon de sa grandeur. Inspiré par Eisenstein, fabriqué pourtant dans le plus simple appareil (le manque de moyens est criant), il en remontre sans problème aux grands films friqués du passé. Il est tellement sincère, et son auteur est un tel visionnaire, qu'on lui pardonne ses défauts de montage, ses faux arccords et son rythme souvent trop rapide. Génial ? génial. (Gols - 05/09/20)