Yoyo de Pierre Etaix - 1965
Dernier petit tour dans l’univers de Pierre Etaix, et non des moindres, puisque Yoyo est un des sommets de l’œuvre du gars, sans conteste. Je dirais même que si Etaix ne s’emmêlait pas tant les pinceaux dans la deuxième moitié, on aurait affaire là à un authentique chef-d’œuvre. Quelque chose d’infiniment doux, de délicieusement modeste, émane de ce petit film, qui brandit l’artisanat et le minuscule en étendard définitif, et qui, même s’il développe une atmosphère bien à lui, n’en oublie pas de saluer au passage tous les artistes desquels il est redevable. C’est un hommage au cirque, à la vie de bohème, à la douce poésie du clown et des petites villes de province : on y assiste à la carrière de Yoyo, clown de son état, depuis les retrouvailles amoureuses de ses parents jusqu’à sa maturité et ses errances professionnelles.
La première moitié du film est proprement géniale. Entièrement muette (puisque, avec la vie de Yoyo, le film tente de retracer aussi une certaine évolution de l’histoire du cinéma, du muet à la télévision), elle n’est faite que de minuscules gags visuels qui, franchement, sont tous absolument délicieux. Parfaits car Etaix sait utiliser avec maestria les deux médias qui lui sont chers : d’un côté, le cirque et le music-hall, avec cette foultitude d’idées empruntées à la scène, avec ce sens précis de la manipulation, de la vanne qui ne paye pas de mine, du pur burlesque ; tous les jeux sur la profondeur de champ, sur les attitudes physiques des seconds rôles, sur la manipulation d’objets, sur les animaux (absolument énormes, les animaux, depuis l’éléphant jusqu’au chien) sont issus clairement de cet univers-là ; de l’autre côté, le cinéma, donc, avec là aussi tout un éventails de trouvailles virtuoses sur les cadres, les trucages, le montage : Etaix excelle, par exemple, à cadrer de façon illogique une situation, pour mettre en valeur le petit détail qui déclenchera le gag. On sent, encore une fois, l’influence énorme de Tati dans ce sens du détail qui fait gag, dans cette confiance totale envers le spectateur ; beaucoup d’idées prennent le risque de passer à côté du spectateur pour peu que celui-ci ne soit pas suffisamment attentif, tant elles sont petites, tant elles sont parfois placées en fond de décor et cachées par le premier plan, tant elles passent vite. Cette jonglerie entre théâtre et cinéma donne une sorte d’art burlesque total, qui doit bien entendu d’abord à Chaplin, ensuite à Tati, mais aussi peut-être à Blake Edwards ou les Marx Brothers. Autant de références directement citées dans le film, modestement et avec admiration, par un Etaix tout en humilité qui tente ni plus ni moins de faire un film ultime sur l’art du cirque, celui qui condenserait toutes les influences avant de s’éteindre (même Fellini est très joliment cité). Cette première moitié de film est géniale, avec au moins une bonne douzaine de gags que n’aurait pas reniés le maître Tati (mon préféré reste le chien qui fait sa pause pipi sur le seul poteau présent dans un décor désertique), gags qui fonctionnent beaucoup sur le son, sur le cadre, et sur la précision machiavélique du jeu d’Etaix.
Malheureusement, comme c’est souvent le cas, Etaix ne tient pas sur la longueur. Quand la guerre arrive, et avec elle le parlant, le film s’enfonce progressivement dans un faux rythme qui a du mal à retrouver le brio du début. Pas déplaisant, non, mais les vraies inventions se font rares au profit d’une poésie dramatico-comique un peu essoufflée, d’une tendresse qui a du mal à toucher, d’une gravité qui sied mal à la légèreté du propos. Le film ne racontait rien au début, mais il le savait ; il ne raconte rien par la suite, mais voudrait bien faire semblant. On se fout un peu de cette dépression qui gagne peu à peu Yoyo, de ce choix cornélien entre l’aisance bourgeoise héritée du père et le monde de la balle hérité de la mère ; les gags se font un peu « déréalisés », moins directs, allant même parfois jusqu’à quelques clichés poétiques (le clown arrêté par les nazis, bouarf). Etaix continue à utiliser merveilleusement les conventions du cinéma, à cultiver un sens parfait du cadre, certes, mais le rythme devient plus chaotique et le tout s’enfonce dans un ennui poli. Etaix est sûrement un cinéaste de court-métrage, et ce Yoyo aurait gagné à ne durer qu’une heure, sûrement. Ceci dit, un des meilleurs films du compère, sans aucun doute.