Pays de Cocagne de Pierre Etaix - 1969
Les habitués du cinéma bon enfant de Pierre Etaix risquent d’être étonnés, voire choqués, à la découverte de son dernier opus (à ce jour). Pour moi, ce changement de ton sans concession m’a ravi, alors que, moi aussi, j’aime beaucoup la tendresse passée du compère. Aucune tendresse ici, aucune sympathie pour ses contemporains : en filmant la France franchouillarde des années 60, celle qui beugle sur les routes du tour de France et envahit les campings l’été, il affiche au contraire un cynisme violent à l’égard de ses compatriotes. On y perd en douceur, on y gagne incontestablement en force.
Le prétexte : aller filmer la France profonde, donc, sur les pas de la « tournée Europe 1 ». Au programme, radio-crochet et concours de mât de Cocagne, pompiers hilares, grosses dondons en maillot de bain, prolos bedonnants, et ringardisme constant. Un documentaire qui devient peu à peu un témoignage à charges sur toutes les laideurs de notre monde moderne : publicité vulgaire, urbanisme à outrance, inculture crasse, beaufitude à tous les étages, les Français et leur pays sont passés à la moulinette de ces scènes de la vie estivale, une moulinette particulièrement féroce et sans pitié. Ce qui en ressort est simple : les Français sont des veaux, qui ne pensent qu’à s’entasser sur les plages, applaudir comme des crétins le passage de stars oubliées (Maurice Biraud !), fermer les yeux sur le monde qui les entoure (le passage où on leur demande leur opinion sur la famine dans le monde vaut des points) et s’assoupir devant la télé. Certes, on peut trouver que Etaix sélectionne avec un peu trop de roublardise ses témoins, ne s’attachant qu’aux plus épais d’entre eux, une vieille qui ne comprend rien à rien, un pauvre chanteur moisi sans culture, tout un défilé de jeunes filles écervelées complètement connes… Mais le fait est que ça fonctionne diablement si vous avez un tant soit peu l’esprit au ricanement. Ca fait parfois du bien de se moquer des gens, reconnaissons-le, et l’occasion nous est maintes fois donnée ici de se taper sur les
cuisses devant les a-priori imbéciles de ces Français moyens. Oui, Etaix se place au-dessus d’eux, allant même jusqu’à s’opposer à eux à la toute fin du film en leur demandant de définir son humour et en leur proposant un ultime sketch sous la ceinture ; mais, malgré la gène qu’il y a là-dedans, on jubile de le voir piétiner ainsi le consensus mou des moutons qui peuplent notre bon pays. D’autant que cette colère révèle beaucoup sur son auteur, d’ordinaire si doux, en nous montrant un visage inattendu (et dépressif ?) d’Etaix.
Il y a en plus un très beau travail de montage là-dedans, que ce soit au niveau des images ou au niveau du son, faisant se rencontrer des plans de façon virtuose et audacieuse : des pieds enserrant un mât de cocagne montés avec les pieds du Christ sur la croix, une affiche de Pompidou en parallèle avec une pub pour Trigano, un type bouffant comme un porc remplacé par un singe mangeant exactement comme lui, une voix off qui vante les bienfaits des nouveaux HLM sur des images de désolation urbaine… Avec un parti pris, une subjectivité qui confinent à la propagande, Etaix utilise le pouvoir du montage en vrai jongleur. Ses nombreux gros plans sur les faces ébahies, avinées, torves, laides, de ses contemporains est un mélange de Eisenstein et de Dino Risi, à la fois beaux dans leur cadre et la force qu’ils dégagent, et horribles dans la vision qu’ils donnent de la masse. Cynique, désespérant, oui, mais drôle et finalement punk : on n’attendait pas Etaix ici.