LIVRE : La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq - 2010
Oublions toute la presse parue sur ce livre, que je me suis refusé à lire pour apprécier sainement cette nouvelle livraison houellebecquienne. A force d'écrire sur lui, on oublie de le lire, et ce serait bien dommage, puisque, je l'affirme haut et fort, Houellebecq est le plus grand auteur français vivant. Confirmation avec ce roman d'une amertume immense, d'une sensibilité et d'une lucidité terribles, qui rentre complètement dans la continuité de l'oeuvre houellebecquienne tout en la renouvelant agréablement. Moins de sorties punk, plus de mélancolie douce, mais toujours cette vision de la vie qu'on condamne et à laquelle, en même temps, on se sent bien obligé d'adhérer. Houellebecq comprend le monde comme jamais, lors même qu'il s'en soustrait avec de plus en plus d'évidence. Ses observations de sociologue, audacieuses, d'un cynisme total, et même révoltantes pour les tenants du bon goût et des idées toutes faites, apparaissent d'une sincérité et d'une simplicité désarmantes. Et encore une fois, on quitte ce livre les larmes aux yeux devant une vision si amère et si juste de la vie.
Le roman suit la carrière d'un plasticien, depuis ses premiers succès jusqu'à sa mort. Houellebecq utilise la troisième personne, pour cette fois, prenant de la distance par rapport à ce personnage, dont les inspirations sont pourtant bien proches de l'auteur des Particules Elémentaires : l'économie mondiale, l'industrie du divertissement, la "manufacturation" de l'existence, comme responsable désigné de la dépression humaine. Ceci sans jamais tomber dans le lieu commun. Jed Martin photographie d'abord des cartes Michelin, territoires vierges, privés de présence humaine, décrites ici de la même façon que le paysage lunaire de La Possibilité d'une Île ; puis il peint des portraits de commerçants ou de figures de la mondialisation (Jean-Pierre Pernaut, Bill Gates, Jeff Koons), comme un retour à l'humain, mais qui deviendrait de plus en plus distancé, de plus en plus amer ; tout ça pour tenter de retrouver l'image d'un père architecte qui a raté sa vie, dont les inspirations ont été balayées par la nécessité de l'argent et le manque d'ambition. Autobiographie à peine voilée d'un écrivain qui se considère en phase d'échec depuis 20 ans, La Carte et le Territoire s'enfonce avec une terrible profondeur dans l'univers intérieur de Houellebecq, fait de frustrations, de renoncements, de dégoût, de dépression latente. Mais l'humour est toujours là pourtant, un humour glacial, provocant malgré sa grande douceur, monstrueux. Qu'il parle des enfants, de la prostitution, du monde de l'art ou de celui de l'édition (sa tendresse pour Beigbeder est très touchante), il est toujours violemment drôle, pince-sans-rire et clownesque.
Et puis il y a le personnage de Houellebecq lui-même, qui apparaît longuement dans le roman, toujours à la troisième personne. Se décrivant lui-même avec un masochisme total, il apparaît crado, alcoolique, désolant, enfermé dans une solitude totale. Les meilleures pages sont celles des rencontres entre lui et Jed Martin, où il laisse libre cours à ses passions pour la littérature absconse, pour les dessins animés, pour les animaux. Une grande part du roman est constituée de définitions froides des villes et des personnes (c'est le côté "Wikipedia" de l'entreprise, qu'on lui reproche alors qu'il fait toute la grandeur du projet), et quand ces confessions intimes surgissent (de même que celles du père, qui occupe le long chapitre central), elles sont éclatantes de beauté et de sincérité.
Bien dommage que le livre échappe in extremis au titre de chef-d'oeuvre absolu dans son dernier tiers : qu'est-ce qui lui prend de virer subitement vers le polar ? C'est un mystère. En tout cas, ces pages-là sont ternes, à la hauteur d'un auteur de polar classique, sans plus. On dirait que Houellebecq se saborde lui-même en tentant ce saut périlleux, et l'intrigue policière (de même que le personnage du flic) est inintéressante. On ne comprend plus le projet, si ce n'est que ça donne l'occasion à Houellebecq de décrire son propre enterrement de façon assez jubilatoire. La toute fin rectifie heureusement le tir, et on termine ça avec une admiration totale. Mais, en sucrant cette centaine de pages inutiles et plates, La Carte et le Territoire aurait pu atteindre à la grandeur de La Possibilité d'une Île ou de Plateforme. Il n'en reste pas moins que c'est ce que j'ai lu de plus grand depuis le dernier Houellebecq. (Gols - 26/09/10)
Un petit ton au-dessous de mon camarade pour cette œuvre un peu dilettante du sieur (ces multiplications des "à vrai dire" ou des "vraisemblablement" en quelques pages, ces phrases qui sonnent parfois bizarrement comme si personne n'avait pris la peine de les relire : "Il avait au fond assez exactement le physique que l'on associe à un chirurgien esthétique") qui semble se complaire (via le personnage de Jed Martin ou de son alter ego M.H.) en artiste-cow-boy solitaire désabusé. Attention, je ne dis pas que la causticité du gars ne fait pas mouche ici et là, restant un partisan du gazier lorsqu'il épingle notamment les petits travers de nos concitoyens (sa description, entre autres, de l'attitude des gens dans les petits villages de nos provinces qui voient tout étranger comme une menace...) ; mais son désespoir permanent vire parfois à la posture sado-masochiste (à l'image de ce M.H. mis littéralement en lambeaux par un meurtrier), comme s'il s'agissait plus de jouer avec son image sur-médiatisée de pauvre petit canard dépressif et haï de tous (petit pépère, tu vois, tu l'as eu ton Goncourt finalement, on t'aime bien, même dans le petit milieu littéraire parisien) que de se livrer pleinement et sincèrement (chaque roman sonne un peu comme un ultime testament... avant le suivant, où notre phénix, après chaque petit brûlot littéraire, renaît de ses cendres). Sa façon de s'étendre tant et plus sur l'"incontournable" Jean-Pierre Pernaut finit qui plus est par brouiller quelque peu les pistes : entre portrait à charge de l'immense leader charismatique (eheh) du journal de treize heures et les longues pages consacrées à la célébration de l'artisanat, on finirait presque par se demander si, derrière cette constante petite ironie, notre écrivain "d'avant-garde" n'est pas plus tourné vers le passé que véritablement en phase avec le présent... Quelques petites réserves pour la forme (faut bien que je tempère parfois le lyrisme de l'ami Gols, hein...) en attendant le prochain M. H... (Shang - 15/04/11)