Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer de Jean-Marie Straub & Danièle Huillet - 1970
Titre complet, pour être précis : Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer, ou Peut-être qu'un jour Rome se permettra de choisir à son tour. Ça, c'est fait.
Un vrai sacerdoce, cette odyssée straubienne. A moins d’être doté d’un puissant sens du second degré, ou de vous intéresser aux films toujours ardus mais intéressants des gusses, je ne vous conseillerais pas ce film si je n’ai pas envie de vous faire du mal. Mais ma foi, si vous avez l’esprit aventurier, et l’envie de vous marrer en écoutant de la tragédie classique, aussi, pourquoi pas ? Dieu sait que j’aime le bon père Corneille (beaucoup moins que Racine, cela dit, ça y est, je lance une polémique, je sens que ça va fuser dans les commentaires comme pour Piranha 3D), et que je ne rechignais pas à découvrir cette œuvre méconnue (Othon) filmée par le couple infernal. Mais si le cinéma des Straub est souvent radical, reconnaissons qu’ici il est sur-austère, et que la langue de Corneille y est passée à la moulinette comme c’est pas possible. Le contexte : la pièce, donc, qui parle plus ou moins, d’après ce que j’en ai compris, des hésitations entre pouvoir et amour, entre ascension sociale et sentiments ; une pièce peut-être pas forcément passionnante, mais qui recèle réellement, ça et là, de vrais moments de beauté, notamment dans les monologues féminins ou dans cette façon d’enchaîner subitement les répliques dans une musique toujours raffinée. Mais les Straub semblent penser que, décidément, ce serait un peu ballot que les spectateurs profitent pleinement de cette langue. Donc : 1/ ils engagent des acteurs aussi bien français qu’étrangers (italiens, britanniques), histoire de pulvériser un peu la clarté de la trame et des dialogues ; 2/ ils leur demandent de bouler le texte, d’en enlever toute intonation, de le traiter comme une récitation « à l’italienne », même si on perd les trois quarts de la musicalité ; et 3/ comme c’est encore un peu audible, ils enregistrent les bruits extérieurs de la ville, et le texte est ainsi souvent bouffé par le vacarme de la circulation (pour la première partie) ou les sons de la nature (maudit vent, dans la deuxième moitié). Résultat : on entrave que pouic, ce qui semble être la volonté première de la chose.
Ayant ainsi tout le temps de penser à autre chose plutôt que de regarder et d’écouter, on se demande pourquoi donc une telle volonté de piétiner le verbe cornélien. Bon, personnellement, j’ai des propositions d’explication. Les Straub semblent avoir envie de ne s’intéresser qu’à la musicalité des alexandrins, plus qu’à leur sens, et ils enregistrent donc, comme souvent dans leur cinéma, une parole au sein d’un territoire, ou pour être précis, une voix dans un cadre. Peu importe ce que ça raconte : il importe d’écouter un accent, une intonation, un vers. Je dis : ok, mais je m’érige alors devant le manque de technique des comédiens, qui traitent le vers comme de la prose et envoient valdinguer, la plupart du temps, la musicalité de la pièce. Au mieux, on a une bête récitation scolaire, au pire un mépris complet de la métrique. Quelques comédiens s’en sortent mieux, certes, mais on dirait que c’est parce qu’ils luttent contre cette tendance des Straub à vouloir « aplatir » toutes les fulgurances de Corneille. Deuxième constatation : la « grammaire » des Straub, même si elle reste très repérée, prend ici une toute autre allure, voire un autre style. On dirait qu’ils ont envie de définir un thème à chaque personnage, mais pas par la musique ou par la lumière, comme c’est le cas d’habitude : c’est le décor derrière chaque personnage qui en définit le caractère ; on est loin de Antigone, par exemple, ou même de tous les films autour de Pavese. Ici, chaque acteur a son cadre, son décor, son bout de ville ou de campagne, dans lesquels sa parole doit prendre place comme un outil symbolique plutôt que sémantique. Les mouvements de caméra, étonnamment nombreux quand on est habitués à l’immobilité du cinéma des Straub, sont autant d’événements qui viennent mettre en valeur cette radicalité : panoramiques latéraux pour suivre deux paroles qui s’échangent, utilisation constante du hors-champ, grande variété dans les champs/contre-champs, très beaux travellings arrière pour dégager un paysage derrière un acteur, travail intelligent sur les entrées et les sorties des personnages, voire même (événement) : un ou deux plans-séquences de travelling avant en caméra portée, chose que je n’avais jamais vue chez les compères. C’est bien joli, et ça permet au moins de s’occuper l’œil à défaut de l’oreille.
Et puis reconnaissons qu’on rigole bien quand même, surtout quand l’acteur qui joue Othon se pointe : il récite son texte avec un zozotement hilarant et à la vitesse grand V, à la surprise de ses partenaires féminines, qui du coup ont du mal à capter toute l’intensité de l’amour du gars (« Ouimdamejvouzaimetnpuissoufrir »). On adore aussi les acteurs français, leurs accents régionaux sont très drôles (le normand lymphatique, le gars du sud, et la gonzesse très Comédie Française qui a l’air de souffrir beaucoup) ; je vous défie de rester de marbre face au dernier plan, qui montre un pauvre garde en hallebarde restant tout seul dans le cadre après la sortie des autres acteurs, pendant une bonne minute, l’air d’un cocker mouillé, j’en rigole encore ; on aime enfin la détresse des comédiens plus âgés, anglais ou italiens, qui s’en sortent pas mal quand même à force de lutter contre la consigne et de tenter de donner un peu de souffle lyrique à l’ensemble. Résultat des courses : un cinéma qui ne ressemble à rien… d’autre, et à ce titre précieux, que vous ayez envie de passer une soirée culte entre copains autour d’une pizza ou de jouer à l’intello branché. Une sorte de deux en un, quoi.
Tout Straub et tout Huillet, ô douleur : cliquez