Le grand Amour de Pierre Etaix - 1968
Je me suis tapé un Straub aujourd'hui, j'ai bien le droit à un petit divertissement dans la foulée. Et quel divertissement ! Je ne connais pas encore les films de Pierre Etaix qui ressortent en ce moment, mais au vu de celui-ci, je vais me précipiter sur iceux. On peut craindre, au départ, un vaudeville légèrement ringard, puisqu'on sent venir le sujet : une critique du mariage, de l'embourgeoisement, à travers un petit personnage sans caractère qui épouse une rombière par dépit, ou pour récupérer l'usine de beau-papa... N'importe qui en aurait fait une insupportable farce à base de vannes à deux balles ; Etaix, lui, transforme ce sujet en grand moment de poésie, à l'humour doucement insolent, à la beauté mélancolique, et c'est une merveille. Il y a quelque chose de "tatiesque" dans ce goût pour les minuscules choses, dans cet amour pour les petites gens banals, dans ce soin apporté à la figuration, au son, aux mille détails du second plan, et surtout dans cet humour très doux malgré la charge amère du scénario. En fustigeant ainsi le mariage, en renvoyant son personnage aux clichés bourgeois du confort et de l'ascension sociale, Etaix s'intéresse à l'amour, et finit par retourner complètement la critique : certes, son petit mec est quelconque, prévisible, maladroit avec les femmes, assez lâche ; mais il aime sa femme, avec tous ses défauts et tout ce que ça comporte de concessions, et il est très heureux comme ça. On ne sait pas trop, à la fin du film, si on doit applaudir devant la modestie toute simple de ce discours, ou s'affliger devant ce personnage qui n'a jamais réussi à quitter sa condition pour assouvir ses rêves.
Le discours surprend, mais aussi et surtout la mise en scène. Etaix a une tendance au premier degré qui force le respect. Entendons-nous bien : pour ce film-là, c'est une énorme qualité. En gros, il prend tout au pied de la lettre, et filme la moindre possibilité de scénario : si un de ses héros s'imagine en homme fatal, hop on a droit à la scène fantasmée, filmée telle quelle, avec toujours une multitude de petits gags qui vont au bout du bout de l'idée ; si on veut montrer un homme qui rêve, hop, voilà son lit qui se déplace le long de petites routes vicinales, avec la jolie rousse sur laquelle il fantasme comme compagne de couche. La mise en scène est ainsi une succession de sketches "en-dehors de la réalité", illustrations concrètes de tous les non-dits, fantasmes, attentes, frustrations du couple formé par Etaix et Anne Fratellini. C'est toujours surprenant, et même si le rythme est parfois mal contrôlé (des scènes trop longues, ou parfois un manque de tempo juste dans les dialogues), on est ébahi par le foisonnement d'idées. Etaix jongle avec les temps du récit (la succession de flashs-back qui se répètent, simplement parce que le personnage a des souvenirs un peu flous, et qui est interrompu par un barman qui en a marre de répéter le même geste de l'un à l'autre, excellente idée), avec les personnages, avec les types d'humour (du comique de situation pur au comique de répétition, de la mimique à la comédie de remariage, de l'absurde complet à la discrète comédie de moeurs), et parvient, sur ce sujet usé jusqu'à la moelle, à nous émouvoir par-dessus le marché. Cette sensation de douceur et de mélancolie doit beaucoup aussi à son jeu d'acteur, simple, délicat, joli comme tout, qui crée un vrai personnage, une silhouette à la Hulot immédiatement repérable. Il y a du Prévert là-dedans, et aussi du Balzac pour l'acidité et du Tzara pour l'humour : excellent moment.


