Une belle Journée d'Eté (Gu ling jie shao nian sha ren shi jian) (1991) d'Edward Yang
Certains films possèdent un charme indéfinissable... Edward Yang nous propose ici une véritable "fresque minimaliste" à laquelle il est bien difficile de ne pas succomber : "fresque", parce que tout de même, on est pas loin des quatre heures ; "minimaliste" tout à la fois, puisque le cinéaste "se contente" d'enchaîner les saynètes mettant en scène la vie quotidienne de ces adultes et adolescents d'origine shanghaienne, pour la plupart, dans le Taïwan des années 60. De mini-tranches de vies intimes filmées bout à bout - les premiers baisers, les premiers amis, les premières trahisons, les premières soirées ou encore les leçons données par les parents - qui finissent par figurer un tableau d'une richesse émotionnelle et d'un réalisme époustouflants. Il faut reconnaître à Edward Yang un sens de la mise en scène absolument hallucinant : chaque petite scène semble avoir été prise sur le vif, chaque acteur - et pourtant bon nombre sont des gamins - est d'un incroyable naturel et on plonge dans cette époque et cette histoire qui pourraient nous sembler au premier abord difficiles d'accès (suis po chinois et n'étais même po né) avec une facilité déconcertante. Je comprends mieux pourquoi certains des jeunes shanghaiens, encore aujourd'hui, considèrent ce film comme étant celui auquel ils s'identifient le plus (bien qu'il s'agisse de la génération de leurs parents et d'une histoire racontant la vie de ceux qui avaient fui le "continent") : la grande force d'Edward Yang est non seulement de retracer fidèlement (apparemment) une certaine réalité historique, trente ans plus tard, mais surtout de capter à la perfection les états d'âme de ces adolescents chinois, en dépassant les générations, en dépassant même les frontières.
Même si le récit se focalise sur les aventures de Si'r (Chen Chang, premier rôle miraculeux qui a lancé toute sa carrière), il est beaucoup question, pour la petite histoire, des problèmes entre différents gangs (une véritable escalade dans la violence) et pour la Grande, des pressions infernales de la Police Secrète - en particulier, ces interminables interrogatoires - sur ces nouveaux immigrants. Tout ce qui fait la force de ce film, c'est justement l'alternance de ces montées de violence - les règlements de compte sont légions et ce combat entre les deux principaux gangs se termine dans un terrible bain de sang (se battre au couteau et au sabre, ça charcle ! (des objets bien souvent laissés derrière eux par les Japonais... influence, influence...) - et de ces moments pleins d'une parfaite sérénité, comme lorsqu'on raccompagne pour la première fois une jeune fille chez elle (on se parle à peine, on ose esquisser encore des gestes lourds de sens, on est simplement zen, soudainement apaisé). La grande qualité de Yang est de ne jamais tomber dans l'effet facile "pour le spectacle" - l'essentiel des combats se passe hors-champ - et surtout dans une quelconque mièvrerie : c'est toujours le gros problème de ces productions (asiatiques) qui ont vite un petit côté neuneu (trop de pudeur tue la profondeur et on se retrouve souvent avec le joyeux monde de Martine in China) ; les personnages de Yang sont tous de chair et de sang et nombre d'entre eux sont d'ailleurs difficilement oubliables : le chtit Cat qui chante sublimement les standards rocks américains des années 50 avec sa voix fluette, la jeune Ming dont la beauté ne laisse guère indifférents nos jeunes - et moins jeunes - mâles (elle se retrouvera d'ailleurs au centre du/des drame(s)), ce personnage fantomatique de Honey, ancien chef de gang, qui revient sur ses terres dans cet étrange habit de marin et qui semble déjà appartenir à un autre temps, le père de Si'r capable à la fois de chercher à inculquer tant bien que mal une certaine morale, une certaine philosophie à ses enfants mais aussi de rentrer dans de terribles et aveugles colères... Mais il est un peu vain, en quelques paragraphes, de vouloir évoquer les dizaines de personnages, tous avec leur petite histoire et leur idiosyncrasie, qui traversent ce récit.
On pourrait tout de même finir par parler des relations d'amitié qui ne cessent de se faire et se défaire. Qu'il s'agisse d'ailleurs d'amitié "amoureuse" (les deux ont tendance un peu à se confondre à cet âge où se joue l'éveil sentimental) ou d'amitié "fraternelle" au sein des gangs. Ming et son visage diaphane semblent faire "le lien" entre ces jeunes garçons qui ne peuvent résister à son charme (même le réalisateur de cinéma, dans le film, succombe à l'expressivité de Ming) tout en provoquant entre eux des réactions de haine "à la vie, à la mort" ; c'est peut-être d'ailleurs ce qui finit par le plus étonner dans cette oeuvre, où ces jeunes gens "peu sérieux" finissent par se prendre parfois terriblement au sérieux et se révèlent capables d'actes (adultes ?) d'une violence insoutenable. Cette sensibilité exacerbée peut en effet provoquer en un clin d'oeil une sordide tragédie et jusqu'au bout, le cinéaste parviendra à nous surprendre, à nous "cueillir". Du minimalisme à la grandeur, de l'intime à l'universel, c'est peut-être là tout le secret du cinéma d'Edward Yang.