La Jetée (1962) de Chris Marker
C'est fou à quel point ce film n'a rien perdu en force, en émotion, en style, en incandescence. Le revoir m'a simplement donné envie d'applaudir des deux mains alors que les bras m'en étaient tombés juste avant - autant dire que c'est pas évident. La mort - la tragédie d'avoir conscience de sa propre mort - , l'amour, le souvenir, la fuite du temps, la fuite en arrière, le romantisme, la violence, l'inhumanité, la perte... je pourrais utiliser tous les mots abstraits du dictionnaire tant ce film constitué d'images fixes - à l'exception d'une, d'une innocence infinie - est sans fin, sans fond, d'une intelligence rare. On en vient même à faire des parallèles avec le monde de Wong Kar Wai tant le rapport entre le temps qui passe et la recherche - impossible - d'un bonheur passé sont les deux piliers de son oeuvre. Artistiquement, ce photo-roman s'oppose en tout point au roman-photo, chaque image étant lourdement pesée, pleine de sens, presque toutes inoubliables : images de torture, de souffrance, de sérénité ou encore image glaciale et définitive dans ce musée de l'Homme où tout est figé dans un cadre figé ; Marker réussit le film presque parfait malgré (grâce à ?) cette économie de moyen.
Cette deuxième vision s'impose à moi encore plus fortement que la première, la troisième risque d'être fatale. Une oeuvre somptueusement sombre. (Shang - 11/08/07)
Fondamental, indéniablement. La Jetée fait partie de ces oeuvres de cinéphilie pure, en ce sens qu'elle s'appuie non seulement sur les films passés, mais qu'elle questionne le rapport aux images, le statut même du cinéma. Pourtant, on pourrait penser a priori que sa forme (une succession de photogrammes fixes, donc) serait un combat contre le cinéma. C'est l'inverse : en adoptant cette audacieuse technique, Marker interroge le pouvoir fascinant qui se niche entre les images fixes. Il y a quelque chose de godardien dans cette volonté de traquer l'image ultime : qu'est-ce que le cinéma est inapte à capter, qu'est-il le seul à capturer ? Car tout repose, dans la trame, sur cette image originelle, celle d'une femme qui crie sur une jetée, celle d'un homme qui meurt, trait d'union sous forme d'instantané entre Eros et Thanatos. Sous des dehors de scénario de SF, le film revient inlassablement à ce thème : l'image des débuts, le plan inoubliable, celui qu'on va chercher à retrouver toute sa vie. Dès lors, l'existence du héros va se résumer à de simples photogrammes arrêtés, et c'est bien normal : il lui manque de retrouver ce temps perdu, cette image fixe qui lui échappe.
Il va donc se livrer à un lent cheminement vers le passé, pour retrouver la grâce perdue de ce plan manquant, grâce autant dûe à l'amour qu'à la mort. Référence évidente à Vertigo du père Hitch, convoqué d'ailleurs à maintes reprises, dans la coiffure de la jeune fille, dans la belle musique de Trevor Duncan, et dans cette scène où un tronc d'arbre symbolise l'amour éternel. Cette quête initiatique est splendide : recherche de l'émotion perdue, de l'amour, du cinéma des origines, et surtout quête pour trouver sa propre mort (qui est la seule image qu'on ne peut pas rêver, paraît-il). Marker multiplie les motifs ayant trait à l'éternité, au passé, à la perte et à la mort (les animaux empaillés du Musée de l'Homme comme expressions d'un temps figé). Cette quête conduira le personnage non à retrouver le plan manquant, comme il le croit, mais à dévoiler celui qu'on ne peut pas filmer, la mort du cinéaste. Prodigieuse idée condensée en 28 minutes intenses, fièvreuses, effrayantes, et en même temps d'une grande douceur, à l'image du seul plan animé du film : ce battement subreptice de paupières est à la fois sidérant tant il est inattendu, d'une incroyable douceur et d'une tristesse insondable. On pourrait franchement développer pendant des pages, parler de la thématique du regard (caché, dissimulé, grossi), de celui du passage (l'aéroport comme symbole du Styx), de celui de l'enfance et de la vieillesse... Le mieux, c'est de se promettre, comme le fait mon compère Shang, de revoir éternellement ce pur chef-d'oeuvre pour parvenir à en extraire toute la richesse. Une tuerie... (Gols - 16/01/11)
Chris Marker, l'intégrale : cliquez
(petit comparatif sur La Jetée et 12 Monkeys: cliquez)