La Libertad de Lisandro Alonso - 2001
Je vous promets pas la fête de la choucroute de Morlaix si vous poussez ce dvd dans votre lecteur, mais je peux au moins vous promettre un moment radical comme on les aime quand on est bien en forme et ouvert à tout. Avec ce premier film, Alonso faisait déjà preuve d'une audace et d'une personnalité bien en place : la rigueur, l'absence de concession, la sûreté de soi, "l'honnêteté" même pourrait-on dire, sont les mots d'ordre de La Libertad. Le film est à ranger dans la catégorie (qui commence déjà à accuser des signes d'usure, reconnaissons-le) des films contemplatifs, ceux qui préfèrent regarder lentement le monde plutôt que de charger ce qu'ils voient de sens ou de trame, disons un spectre qui irait de Weerasethakul à Kawase, de Ceylan à Bartas. On assiste à une journée complète d'un bucheron, rythmée par sa série d'actions précises : découpage des arbres, déjeuner, tractations commerciales, chargement et déchargement des troncs, vague conversation à distance avec sa famille, dépiautage et dégustation d'un... tatou (c'est un tatou ?). Rien d'autre. Ca ne devrait être qu'un documentaire de plus, donc. Mais c'est bien là que le film devient grand : bien que tout ce qu'on voie à l'écran semble véridique, "objectif" même, la fiction ne cesse de se faire entendre à l'orée de ces scènes de documentaire. A force de prendre le temps de tout montrer, Alonso crée une sorte de tension fascinante, qui nous met aux aguets par rapport à ce qu'on voit. On attend le moment où ça va déborder, où le signe de la fiction va faire son entrée ; c'est cette tension constante, cette étrangeté de regard, qui font la beauté trouble de cet essai pourtant exigeant.
A l'exacte moitié du film, la caméra quitte brusquement le personnage pour se payer une escapade tendue à travers la pampa, cadres déstructurés, sons inquiétants, affirmation prégnante d'une autre présence (celle du cinéaste, mais surtout celle d'une menace invisible), quelques minutes déconnectées du reste du film et qui le font passer dansune expérience beaucoup plus sensorielle et ambigüe ; tout comme, un peu plus loin, ce plan infiniment long sur le bucheron à l'arrière d'une camionnette avec son chien blanc : on ne saurait dire pourquoi, mais il y a dans ce cadre un danger, une infinité de possibilités fictionnelles que Alonso se garde bien d'affronter pour mieux laisser la place à notre imaginaire. On ne voit dans La Libertad que des bouts de quotidiens, et pourtant le film se recouvre d'une étrange inquiétude qui en fait tout le sel. Alors certes, c'est souvent un peu chiant si on regarde ça d'un oeil morne ; mais si on accepte la ballade, si on accepte d'être les auteurs du film plutôt que ses spectateurs, si on accepte l'ellipse, le mystère, l'absence d'explications, l'expérience est précieuse.