De la Guerre (2008) de Bertrand Bonello
Bonello est un cinéaste à part et on aurait tort de s'en plaindre. Rares sont les films dans lesquels on entre avec une telle facilité, sans savoir absolument vers quoi ils vont nous mener. L'ouverture de cette oeuvre est en cela exemplaire : Mathieu Amalric - dit Bertrand, forcément serait-on presque tenté de dire - est un réalisateur que l'on sent dès le départ "fatigué" - le prononcer avec l'accent de Renaud époque "pré-formolisé" - qui décide de passer la nuit dans un magasin d'articles funéraires. Tenté par un cercueil, il s'y allonge mais forcément le couvercle se rabat violemment, piégeant notre homme. Il se réveille le lendemain tout hirsute mais comme touché par une sorte d'état de grâce, "sublime", c'est le mot qu'il emploie. Il y retourne un soir alors que le magasin est fermé et Guillaume Depardieu qui trainait par là avec un énorme trousseau de clés - dans le genre passeur pour un autre monde, difficile de trouver mieux... - le fait pénétrer dans le dit-magasin avant de le convier dans un étrange château à l'écart du monde... Pendant 15 jours, notre Mathieu qui veut laisser derrière lui ce monde de paperasseries et d'institutions formatées (il n'a même plus courage d'aller à la Poste, po mieux...), est sommé de se reposer et de se laisser aller aux différentes activités proposées au sein de cette communauté "libérée".
Redécouverte de son corps au moyen d'exercices pseudo-militaires magnifiquement filmés - ces corps qui pénètrent subitement dans le cadre au ras du sol - ou encore de danses libératrices sans acide - un vrai moment de folie très douce - comme pour partir en guerre à la recherche du plaisir perdu. Léa Drucker lui propose même gentiment de faire l'amour, il refuse, moi j'aurais dit oui mais cela est une autre histoire... On ne sait pas trop toujours, finalement, où Bonello veut vraiment nous mener et à mesure que le fil narratif se désintègre, on perd un peu pied, gagné par un certain état de somnolence... Certains passages où les personnes s'ébattent dans tous les sens, sur une musique électrique un peu gonflante, font penser aux pires moments de Pola X (c'est un des souvenirs que j'en garde, mais il commence à dater, j'avoue) et le sérieux des personnes au sein de la communauté finirait presque par faire un peu peur - se reposer et se libérer, certes, mais c'est un peu la chienlit, nan ? Heureusement, le trublion Amalric (épatant pour éviter le ressassé "énorme") apporte toujours une pointe d'humour, d'originalité et de décalage à ce voyage sur une autre planète (ou "au coeur des ténèbres", ouais, allusion il y a) et sauve résolument ce scénario qui se perd un peu dans des méandres po toujours évidents à suivre... Il en ressortira comme un autre homme, apaisé dans un certain sens, et il le mérite amplement. On sortira, pour notre part, de ce film formellement très soigné avec un peu plus de doutes, comme s'il n'était point tout à fait... abouti. Mais il a su nous déstabiliser de nos ternes habitudes de spectateurs de film français et c'est déjà pas si mal. (Shang - 26/04/09)
Assez enthousiaste pour ma part envers ce film d'une foudroyante originalité. Mon camarade a bien évoqué la sorte de trouble dans lequel on se perd peu à peu, le film tirant vers un fantastique "quotidien" du meilleur effet. On est perdu, effectivement, tant le film est surprenant et prend sans cesse des pistes qu'on n'attendait pas. On croit au départ à un autoportrait en cinéaste dépressif (ce que le film est aussi, d'ailleurs), et on bifurque subitement vers une sorte de merveilleux bizarre loin de Paris et de la psychologie facile ; on croit alors à une critique des sectes, mais on comprend vite que cette communauté barrée va parfaitement convenir à Amalric, et de critique il n'y aura point ; on soupçonne ensuite, à mi-parcours, un retour à Paris accompagné d'une métamorphose morale, mais on se retrouve en pleine forêt sur les pas d'un Amalric transformé en guerrier...
Bonello va systématiquement au bout de toutes ses idées, quitte à plonger carrément dans une kitscherie totale, qui évoque bien souvent les frères Larrieu au passage : il s'agit d'une vraie guerre, effectivement, contre soi-même, dans le but de retrouver la motivation de la vie et du bonheur. Mais plutôt que de livrer un énième film français verbeux, Bonello transforme sa thématique en acte physique, en plans concrets et souvent magnifiques. Toute la partie centrale, avec cet apprentissage du lâcher-prise, est sublime : cadres longs sur un Amalric en pleine éclosion (le plan où il apprend à chanter, un des plus beaux), soyeux travellings complexes sur une transe collective (on rêve d'un Bonello réalisateur de clips), brefs séquences humoristiques très osées, le film est assez génial dans ces moments-là. Quant à la résolution de la chose, ces quelques minutes où Amalric affronte la forêt et plonge dans un délire à la Apocalypse Now, elle est tout simplement bluffante d'invention et d'audace. On voit mal quel autre cinéaste aurait pu faire la même chose sans sombrer dans le ridicule (judicieuse évocation de Carax par mon collègue, qui n'a pas su éviter le piège dans Pola X), à pat donc les frères Larrieu.
C'est vrai qu'on distingue mal, au bout du compte, ce qu'a voulu dire Bonello dans ce récit autobiographique et fictionnelle à la fois : tentative de guérison d'une dépression ? recherche d'un Eden moderne ? simple farce ? variation sur l'inspiration ? essais de genres cinématographiques divers, du film érotique au film d'horreur ? On ne sait pas trop, et c'est tant mieux : De la Guerre est beau par ce mystère, par ces scènes irrésolues et inexpliquées (des flics devant une banque, on n'en saura pas plus), et surtout par ce ton très personnel, qu'on sent à fleur de peau. Un de ces films à la première personne dont je rafole, et qui allie une forme magnifique à un fond étrange du meilleur effet. Belle découverte. (Gols - 30/07/10)