Les trois Lumières (Der müde Tod) (1921) de Fritz Lang
Un film qui tombe plutôt à pic en cette journée des morts en Chine - oui, les aléas du calendrier. Bernhard Goetzke donne ses traits burinés à cette mort, et se construit aux abords d'un cimetière une véritable forteresse avec un mur qui ridiculiserait la muraille de Chine elle-même. Une mort qui décide impitoyablement que quand c'est l'heure c'est l'heure; néanmoins cette oeuvre de Lang vient également illustrer ce fameux vers du Chant de Salomon : "parce que l'amour est comme la mort", en nous contant l'histoire d'un jeune couple stoppé net dans sa romance, et nous convie par ailleurs à un véritable voyage exotique en nous promenant en Perse, à Venise puis finalement en Chine. Même si ces trois épisodes n'ont finalement aucune incidence sur l'histoire principale, elle illustre magnifiquement la fatalité qui peut s'abattre sur les amants...; l'héroïne devra faire face vers la fin à un choix cornélien pour espérer ressusciter son amant et tendra à prouver que la passion est, seule, invincible en pouvant se perpétuer dans l'au-delà...
Fritz Lang semble trouver définitivement ses marques dans cette oeuvre où il nous gratifie de décors somptueux toujours au service de son histoire. Après avoir pénétré par un escalier grandiose dans l'antre de la Mort et dans cette salle où d'immenses bougies symbolisent la vie de chaque être, notre héroïne va se retrouver face à trois petites flammes vacillantes : si elle est capable de sauver l'une de ses trois vies, la Mort est prête à redonner vie à son homme. Peine perdue d'avance mais belle idée, qui permet à Lang d'ouvrir trois parenthèses dans l'espace-temps de son récit et de nous faire découvrir trois univers où les forces du mal sont sans pitié pour briser l'espoir de jeunes amants (Lil Dagover et Walter Janssen incarnant à chaque fois ce couple et Bernhard Goetzke revenant dans chaque épisode pour faire planer son ombre funeste): un calife impitoyable qui s'oppose aux amours de sa soeur, un seigneur vénitien terriblement jaloux qui monte un plan diabolique pour contrer les espoirs amoureux de sa promise, un Chinois aux ongles grands comme des faux qui parvient à vaincre les pouvoirs de la fille d'un magicien et son escapade amoureuse; ce dernier épisode est d'ailleurs le plus extravagant et esthétiquement le plus marquant, Fritz Lang nous gratifiant de petits effets spéciaux vintage craquants et se permettant de peupler son décor d'animaux sauvages (des éléphants, un tigre, sans parler de deux magnifiques gorets...). Retour à la réalité pour notre jeune femme à laquelle la Mort va offrir une ultime opportunité pour retrouver son amant vivant... Mais le jeu en vaut-il la chandelle...?
Fritz Lang semble mettre un soin particulier au look de chacun de ses personnages (la présentation des notables de la ville, notamment, au début du récit, une belle galerie de tronches, sans parler de chaque odieux personnage dans les trois épisodes - po cool l'image de l'Empereur chinois, un poil stéréotypique peut-être... ) et dans le design parfois très épuré mais d'autant plus impressionnant de ses décors - les nombreux escaliers, ces salles aux proportions immenses, cette tour trimballée à dos d'éléphant... Les tours de magie dans le troisième épisode sont également spectaculaires, ma préférence allant à cette armée en miniature à laquelle donne vie le magicien. Esthétiquement éblouissant, scénaristiquement joliment construit, ces trois lumières continuent de briller de tous leurs feux quatre-vingt dix ans plus tard. Résolument immortel le Fritz. (Shang - 05/04/10)
Je dis toujours dans mes séminaires que la meilleure période de Lang est la muette, avec pas mal de dandysme je dois reconnaître. N'empêche que là, franchement, que changer à cette petite merveille, film parfaitement équilibré, qui vous fait du "tout en un" et parvient en plus à vous étonner par son invention ? Il y a en effet tout dans ces 100 minutes : du mélodrame flamboyant, de l'horreur inquiétante, de la comédie rigolarde, de l'exotisme dépaysant, du romantisme fiévreux. D'une minute à l'autre on passe par toutes les sensations du monde, et toutes sont magnifiquement tenues. Dans une invention de mise en scène constante, Lang narre son (ses) histoire(s) en véritable conteur, d'autant plus captivant qu'il s'entoure de tronches effectivement superbes pour raconter ses fables, et que chacun des épisodes est raconté avec des effets surprenants, assez audacieux pour l'époque. Il fait voler les tapis et défiler les fantômes, et relie tout ça dans une cohérence thématique impeccable : il s'agit à chaque fois de lutter contre la mort, de clamer sa liberté face à ce qui nous opprime. Combat voué à l'échec, bien sûr, et le fim ne s'en cache pas : chaque conclusion de chaque histoire est un aveu d'impuissance actée par la Mort, beau personnage romantique lassé d'être l'exécuteur d'une machinerie qui ne laisse aucune part à la nouveauté ou au grain de sable. On croit quand on voit ces trois petites lumières symbolisant la vie d'un homme que Lil Dagovert va réussir à en conserver au moins une d'allumée ; que dalle, la mort ira au bout de sa mission, de toute façon in-enrayable. En tout cas, un grand film sur le destin, oui oui. (Gols - 10/11/20)