Le Monde en Marche (The World Moves On) de John Ford - 1934
Cette fois, on n'accusera pas Ford de trop de modestie : The World Moves On est sur-puissant, brassant sans vergogne plus d'un siècle d'Histoire mondiale, multipliant les tons, les personnages et les évènements avec un lyrisme impressionnant. S'il n'est pas complètement réussi, ce n'est pas cette fois-ci à cause d'un trop grand effacement du réalisateur, comme ça a pu être le cas souvent dans ces années-là ; c'est plus parce que Ford ne semble s'intéresser qu'à une moitié de son film, et délaisser l'autre.
Nous voici donc dans une épopée qui commence en 1825 : une famille s'assemble par héritage, composée de branches américaines, françaises et allemandes. On trinque à la primauté de la Famille, se jurant bien que rien ne saura la séparer. C'est aussi l'occasion d'une brêve histoire d'amour avortée entre deux jeunes tourtereaux. Romantique en diable, Ford nous envoie aussitôt en 1914 : les descendants des amoureux de jadis se rencontrent, s'aiment comme leurs ancêtres, et on pense que le film va nous servir une de ces histoires d'amour éternel qui franchirait les siècles et l'adversité. On grince un peu des dents : je disais que Ford délaisse une partie de son hsitoire, et c'est celle-ci. Platement filmées, les scènes sentimentales ne déclenchent rien, alors que Ford envoie la sauce pour romantiser ses décors et glamouriser ses amants ; mais n'est pas Sirk qui veut, et tout ça reste très théâtral, malgré le charme certain de Madeleine Carroll, jolie femme pleine de maturité.
Heureusement, si on peut dire, 1914 c'est aussi la guerre, et là on connaît notre compère John à ce poste. La partie de reconstitution des batailles est énorme, un quasi-documentaire plein de bruit et de fureur. On est complètement immergé pendant de longues minutes dans les guerres de tranchées, ça explose dans tous les sens, et c'est même souvent à la limite de l'expérimental avec ce chaos filmé caméra à l'épaule dans un rythme génial. Au milieu de cet énorme bordel, on sent Ford toujours très précis pour disposer ses acteurs et ses décors, et jamais on ne perd de vue que tous ces gens qui tombent sont des hommes de chair et de sang. Les nombreuses petites parenthèses sur des soldats pris en gros plans donnent beaucoup de vie à ce spectacle infernal ; on retrouve d'ailleurs le toujours génial Stepin Fetchit dans un petit rôle, et on constate qu'encore une fois Ford est un humaniste indécrottable.
Bien sûr, notre belle famille se disloque dans la guerre, chacun luttant pour son camp et oubliant les belles promesses de jadis. Mais vaille que vaille, tout ça survit à la guerre. L'amour contrarié de nos héros repart de plus belle... jusqu'en 1929, boum le krach et la ruine qui s'annonce. C'est un autre coup dur pour cette famille qui s'était transformée en véritable entreprise. Le dernier coup, la deuxième guerre mondiale, esquissée en quelques images d'archive remarquablement concises, viendra mettre un terme à l'harmonie. On terminera exsangue, sur un plan un poil too much (un crucifix qui se détache sur un fond de ciel lumineux), mais content que Ford ait peu à peu abandonné la bluette pour s'intéresser à une saga chaotique très bien tenue. The World Moves On nous aura fait passer de déception (les scènes d'intérieur, sans style, attendues) en émerveillement (la puissance de la trame, l'ambition jamais relâchée du projet, les scènes purement spectaculaires), et c'est ce dernier sentiment qui perdure. Une sorte de The Magnificent Ambersons en plus discret, c'est pas mal, non ?