L'Arbre aux Sabots (L'Albero degli Zoccoli) d'Ermanno Olmi - 1978
Un petit dimanche à la campagne, ça fait toujours du bien. Oui, sauf que là, ce n'est pas la ruralité idyllique et colorée qu'on attend. Nous sommes dans la paysannerie de la fin du XIXème, celle encore sous le joug des riches propriétaires, celle où la pauvreté est totale, celle où couper un arbre pour fabriquer un sabot à son fils peut vous être fatal. Olmi livre une sorte d'anti-1900, un portrait d'un groupe d'hommes, de femmes, d'enfants, absolument écrasé sous le poids de la misère, et dont tous les sentiments sont annulés par elle. Là où Bertolucci livre un baroque exercice grand-guignolesque, Olmi utilise une rigueur totale, et il faut aller traquer l'émotion dans les tout petits détails du film.
Rigoureux, mais d'une sensibilité éclatante. Loin de l'angélisme, mais tout aussi loin du misérabilisme, L'Arbre aux Sabots frappe par son réalisme, un style à la Rosselini qui fait que tous les gestes du travail sont restitués dans tous leurs détails, dans toute leur véracité. On passe de longs moments hypnotiques à regarder ces hommes tuer un cochon, faucher les blés, préparer une polenta, sans jamais s'ennuyer devant ces scènes du quotidien. C'est que la mise en scène d'Olmi maîtrise à la perfection le temps, non seulement le temps interne à chaque séquence (la splendide scène du retour d'un enfant de l'école, avec son sabot cassé, évoque Kiarostami), mais aussi le rythme des saisons, des journées entières. Le quotidien des paysans est fait d'une accumulation de petites choses, lourdes (gérer la maladie d'une vache) ou légères (boire un coup entre voisins, écouter une histoire au coin du feu), et le film rend compte magnifiquement de toutes ces choses à égalité. le film n'est pas que gris, pas que triste : il est aussi constitué d'une foule d'anecdotes parfois très mignonnes : un vieux qui trouve une pièce et la cache sous le sabot de son cheval, un pépé qui cultive une variété hybride de tomates... Dans toutes les séquences, qu'elles soient terribles ou drôles, Olmi reste au plus près de cette sensibilité minuscule. Aucun syndrôme Pagnol là-dedans, on conserve toujours l'austérité, y compris dans les moments de joie (la scène de la nuit de noces totalement dépourvue de sensualité, les jeux des enfants filmés à grande distance comme pour éviter le bonheur). Juste un regard honnête et droit sur ce monde disparu et terrifiant, mais qui fait la part belle aussi à ses petites joies.
3 heures de film, et pas un pête de gras. Olmi conserve toujours cette mise en scène rigoureuse : chaque séquence comporte en gros cinq ou six plans différents, que le gars découpe en petits plans de quelques secondes. Dans cette austérité formelle, les regards ont toute leur place, les non-dits, les petits détails qui font qu'on comprend tous les enjeux sans nécessité de mots (le paysan a le verbe rare). Le montage privilégie toujours ces infimes échanges muets entre les personnages, le plus bel exemple étant sûrement la scène de mariage : les deux mariés doivent s'échanger trois mots en tout et pour tout, mais dans ces quelques regards, ces quelques gestes, on devine tout le poids de l'émerveillement, de la crainte, de l'attente, de l'épreuve, qui constitue l'union entre ces deux pauvres hères. Olmi en profite, par ailleurs, pour montrer l'énorme importance de la religion dans cette communauté : tout est fait sous le signe de Dieu, les prières sont omniprésentes ; on ne sait trop si Olmi condamne cet abandon à Dieu qui ressemble à une fuite, ou s'il lui reconnaît ses mérites (il y a même un quasi-miracle lorsque la vache guérit sous l'influence des prières de la paysanne).
Enfin, en creux, on devine aussi cette révolte qui ne demande qu'à exploser, même si le film (à l'inverse de 1900 encore une fois) ne la montrera pas. Les derniers plans, qui montrent un paysan licencié forcé de quitter sa maison devant les yeux de ses amis (tous derrière des fenêtres à regarder ce monde s'effondrer), contient sa part d'indignation ; et lorsque tous les paysans sortent de leur maison, ça ressemble autant à un salut théâtral qu'à une sombre menace. Voilà la beauté de L'Arbre aux Sabots : dire beaucoup avec rien, demander au spectateur d'agir, montrer sans dire. Une Palme d'or amplement méritée pour un film assez terrifiant.