Steamboat round the Bend (1935) de John Ford
Si l'homme semble être doué pour perpétrer des injustices, dans les films du père Ford, la Justice parvient toujours, sur le fil, à sauver la face - c'est tout du moins ce qu'on peut être amené à penser après la vision de ce film rondement et aquatiquement mené. Will Rogers dans le rôle phare, capitaine à bord de son bateau à vapeur, va prendre en main la destinée de son neveu Duke - beau gosse hiératique injustement condamné à mort -, de sa compagne - la chtite Fleety Belle (mignonnette Anne Shirley, for the record) à laquelle il va donner une vraie dignité, voire de ses congénères qu'il ne va jamais hésiter à éduquer. Ford glisse quelques piques savoureuses contre les prêcheurs de bonnes paroles - et la religion en général - semblant privilégier ici, avant tout, un pragmatisme de bon aloi.
Will Rogers reprend en main un bateau à vapeur complètement dans les vapes. Il compte sur son neveu pour piloter le bazar, seulement lorsque celui-ci se présente, tout penaud, devant lui, une donzelle sous le bras, il comprend rapidement qu'il y a un blème. Duke ne tarde pas à lui avouer qu'il a tué un homme en état de légitime défense sous les yeux d'un célèbre prêcheur du coin. Paniquant, il a tout de même pris la fuite embarquant dans la galère sa chtite, Fleety Belle, qu'il a sorti des "marais" où son père la battait. Will décide sans plus attendre que le Duke se rende au shérif et fasse confiance à la justice malgré les protestations de Fleety... Mauvaise idée, Duke est condamné à être pendu et la décision (en l'absence du témoin) est confirmée en appel. Ben mince alors !
Will Rogers, malgré des premiers instants difficiles, va prendre sous son aile sa future bru : quand le père de celle-ci viendra la chercher pour lui asséner quelques coups de fouet, il n'hésitera point à mentir en disant qu'elle est déjà mariée - un petit mensonge, certes, mais un premier pas pour donner à celle-ci son indépendance et lui conférer mine de rien un "statut" social dont elle était privée jusque là, dans la boue des marais. C'est lui aussi qui va la parer d'habits dignes de ce nom et lui rendre toute sa dignité d'être humain. C'est lui enfin qui la mettra aux commandes du bateau, lui conférant une véritable responsabilité. Son neveu condamné, Will va tout tenter pour le sortir du trou. Pour payer un avocat, il ira jusqu'à mettre en place, sur son bateau, un musée de cire itinérant : pour rendre plus populaire l'expo, il n'hésite point à changer quelques caractères : Jésus et Moïse prendront les traits des frères James (oh!), le général Grant se transformera en général Lee (eheh), Georges III en Georges Washington, Napoléon restera Napoléon - autant ne pas chercher la bagarre, dixit Will... Il garde également l'énorme baleine biblique en carton pâte qui laissera échapper ironiquement de ses mâchoires un vrai Jonas et qui semble faire un clin d'oeil lointain et anachronique à Béla Tarr (mouais le rapport est pas forcément évident, n'empêche que pour celui qui chercherait à faire un cycle cinématographique sur les "baleines dans les expo", la référence peut être utile). Will ira dans les coins les plus reculés avec son petit musée éducatif et n'hésitera pas à se dresser, seul contre tous, (on repense entre autres à The Sun shines bright) face à un groupe de cul-terreux puritains qui veulent, stupidement, massacrer son mini barnum : le Will ne s'avoue toutefois jamais vaincu pour civiliser quelques âmes aveuglément destructrices. Comme l'avocat ne parviendra point à influencer la justice, il ne restera qu'une option pour Will : tenter de retrouver ce fameux précheur, témoin de la bagarre, et tenter de sauver in extremis son neveu de la potence. Le final est doublement haletant, le bateau à vapeur, en route pour Baton Rouge où aura lieu la pendaison, se retrouvant parmi les différents concurrents d'une course de bateaux sur le Mississippi...
On a droit à notre petit lot d'aventures et d'action mené par un goguenard Will Rogers en éternel optimiste. Rien que l'épisode avec le prêcheur, retrouvé au dernier moment, vaut son pesant de cacahuètes : ce dernier se tape un petit baptême forcé dans l'eau du Mississippi - le baptiseur baptisé en quelque sorte, Will l'attrapant au lasso sur la rive -, se voit donner une petite leçon de morale par un Will qui lui rappelle qu'il lui paraît plus important de sauver la vie d'un homme que de promettre de sauver des âmes et contribue au train "d'enfer" du bateau à vapeur en faisant sortir de la chaudière des flammes infernales, pour le coup - "l'échauffement" du prêtre, à fond de son entreprise, est un grand moment... Une fin véritablement miraculeuse mais qui met la patate, l'humanisme et la passion du père Will finissant, sur le fil, par payer. Un Ford avec le vent en poupe, clair. (Shang - 19/12/09)
Ah charmant petit film, je le confirme, et encore un exemple de la parfaite maîtrise de la narration chez Ford : en 1h20, il se passe plus de choses que dans 17 saisons de 24h, mais on n'est jamais perdu, jamais pris par trop de vitesse. Ford parvient à accumuler les trames tout en restant d'une simplicité absolue : on rénove un bateau, on suit un procès pour meurtre, on regarde un vieil homme aprivoiser sa bru, on vient faire un tour vers la comédie loufoque avec cette expo de statues de cire, on balance une baffe aux faux prophètes au passage, on assiste à une course navale effrénée, etc etc, tout ça en gardant dans la ligne de mire les rapports humains, vrai sujet de toujours chez le père John. Impressionnant de constater comment tout ça tient bien, et comment Ford semble même parfois prendre tout son temps pour raconter cette foule d'histoires, en semant ça et là un petit gag impeccable, en rajoutant une ligne de dialogue taquine, en se posant pour admirer un paysage ou un groupe de figurants joliment disposé. Un cinéma de la rêverie, profondément amoureux de son public et de ses personnages tout autant, on est comblé.
Car au milieu du plus énorme taleau, Ford n'oublie jamais de faire exister le plus petit personnage, de s'y attarder quelques secondes, quitte à ouvrir des tonnes de parenthèses dans son récit : une petite grosse qui joue de l'orgue, un ivrogne qui repeint un mur, un paysan bas du front, le capitaine arrogant et ébahi d'un bateau, et toutes ces minuscules silhouettes disposées sur le bord de l'eau, profondément vivantes, justes dans leurs moindres détails. Regardez les figurants : ils "jouent" tous, pas un seul ne semble laissé au hasard. Cette profonde attention à tous, cette tendresse que Ford dispense à ses acteurs même minuscules, finissent par imprégner durablement le film : c'est joli comme tout, plein de gags adorables, magnifiquement joué (mis à part ce couple d'amoureux un peu quiche et qui ne prend pas la lumière), haut en couleurs malgré le noir et blanc. Ford réunit à nouveau l'équipe du déjà craquant Judge Priest, à peu près dans les mêmes rôles, et c'est tout ce qu'on lui demande : que l'alcoolo surenchérisse dans les substances qu'il avale, que le noir idiot fasse encore plus de conneries, et que ce bon Will Rogers montre encore plus sa tendresse. Avec eux, on a l'impression d'être en famille, et c'est très agréable. (Gols - 24/12/09)