Trois Places pour le 26 de Jacques Demy - 1988
C'est vraiment terrible, à la sortie de Trois places pour le 26, de se dire que, ça y est, on a vu tout Demy, que jamais plus on n'aura le bonheur d'être happé par surprise dans ce cinéma si proche de l'enfance et de la vie. Ultime oeuvre donc de cette carrière inégale mais précieuse, ce film fait sortir Demy par la grande porte : il renoue avec tendresse avec les principales aspirations du bon Jacques, et si on est loin du chef-d'oeuvre, on est obligé de reconnaître qu'il dégage de bout en bout cette toute petite musique douce et triste qui a nimbé tout son cinéma.
Dans son esthétique, le film est simple, balisé à mort si on connait un peu le cinéma de Demy : grand retour des robes unis pétaradantes, des papiers peints colorés, des jeunes filles désoeuvrées et des mères amères. Le monde de Demy est toujours aussi amer, même si comme à son habitude il camoufle cette douleur rentrée sous des dehors très gais. On assiste à deux histoires parallèles qui s'imbriquent très astucieusement l'une dans l'autre : d'un côté un spectacle de music-hall grans crin, retraçant la carrière fantasmée d'Yves Montand à travers quelques chromos très 50's ; de l'autre, la "vraie vie", celle qui piquotte, Montand retrouvant lors de ces répétitions à Marseille sa jeunesse, et surtout ses amours finies en la personne de Françoise Fabian. L'idée, c'est que la musique (à une ou deux exceptions près) ne jaillit que des scènes de répétition du spectacle, et pas dans la vie. Pour cette fois donc, le monde de Demy est clairement séparé en deux, celui du show et celui de la réalité. mais on se rend vite compte que cette frontière est poreuse, et que la réalité est toute aussi empreinte de spectacle et de fantaisie que le spectacle.
Pourtant, c'est bien dans la réalité que Montand va devoir affronter quelques démons gênants : l'inceste en premier lieu, le scénario le contraignant de façon un peu refoulée à coucher avec sa propre fille (Mathilda May) ; inconsciemment, certes, discrètement, le film tentant maladroitement de botter en touche cette scène extraordinairement impudique, mais le fait est : Demy affronte enfin concrètement le problème, après l'avoir évoqué dans Peau d'Ane ou Lady Oscar. Le film se teinte ainsi d'une curieuse aura de malaise, d'autant que Demy filme clairement Montand comme un homme vieillissant, multipliant les gros plans, lui faisant souvent violence dans la direction (des pas de danse douloureux, et surtout des chansons sadiques qui m'ont semblé systématiquement un ton au-dessus de la tonalité du sieur). Montand est sans cesse placé au milieu de la jeunesse folle, et la comparaison n'est pas en sa faveur. Il y a même une scène crypto-gay assez poilante, où des ouvriers de chantier roulent du cul en arrière-plan du Yves qui ouvre de grands yeux ronds. De même, la scène attendue depuis une heure (les retrouvailles entre Fabian et lui) est dédramatisée par Demy, qui la traite comme une séquence accessoire : ils n'ont rien à se dire, ne s'aiment plus vraiment, mais cette fois ce n'est pas comme la scène finale des Parapluies de Cherbourg : on est dans la trivialité de la vie la plus fade. Montand séducteur, oui encore, dans plein de scènes ; mais dans celle où on attend le plus de lui, il est en retrait, assagi, fatigué.
Malgré cette douleur feutrée qui nimbe le film, Trois Places pour le 26 reste d'une fantaisie éclatante. On s'en fout complètement de l'esthétique définitivement ringarde de l'ensemble (immondes boîtes à rythme, passéisme assumé, historiette de midinette) : tant que Demy arrive à faire bouger les corps comme ça, à faire pétiller la moindre scène, à balancer des seaux d'émotion toutes les deux minutes, on oublie tout le reste. Il y a cette magie de la comédie musicale, indéfinissable, mais qui pour ma part me fait systématiquement monter les larmes aux yeux, dans une simple scène dansée dans la parfumerie : trois petites nanas juste heureuses de vivre qui se mettent à setrémousser en prenant des poses de star, et le miracle opère. Il y a aussi ce plan magnifique en large plongée sur une place déserte traversée par quelques motifs demyesques tout simples : des marins, un couple d'amoureux, une femme esquissant un saut de biche, et c'est le bonheur qu'on filme. Il y a ces mouvements de caméra souples et infiniment mélancoliques sur un décor, un visage, une lumière, une émotion, qui plantent immédiatement un style et un regard. Il y a l'alchimie-Demy, voilà tout. Quand le dernier plan se referme par un fondu à l'iris sur une gare, on se dit que la comédie musicale vient de livrer son dernier souffle, et on est tout chose. J'en reprendrais bien une couche...
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