Juliette ou La Clef des Songes de Marcel Carné - 1950
Juliette ou La Clef des Songes rassemble en 90 minutes à peu près tout ce que le cinéma "vieille école française" a de pire, tout ce à quoi la Nouvelle Vague s'est salutairement opposée à l'époque. En ce sens, c'est un film intéressant, qui représente toute une époque, disons, et permettra dans quelques siècles de vérifier ce que le cinéma était devenu avant que Truffaut et Godard ne décident de faire table rase.
Ce film n'est intéressant qu'à ce titre historique. Pour tout le reste, il est infâme. Même les talents habituels de Carné (réunir un bon casting, manier un romantisme désuet qui parfois touche, rassembler sur un même projet l'élite des techniciens) sont ici oubliés. Les acteurs n'ont rien à jouer, et errent à la recherche de leurs dialogues décousus. Même Gérard Philipe en fait des tonnes dans son emploi usé de jeune premier naïf : ses gros plans sur son regard pur, ses minauderies de voix et de poses, son vieux jeu théâtral, sont ici ridicules, alors qu'ils fonctionnaient sur d'autres films. Comme à son habitude, Carné a deux mains gauches quand il s'agit de monter la bobine, découpant allègrement n'importe où, sans aucun sens du rythme ; c'est poussif et laborieux en diable, curieusement allangui dans son tempo général alors qu'on aurait bien vu là-dedans un romantisme exalté plus assumé. Quant aux techniciens, ils sont trop dans leurs marques, trop persuadés de leur génie, pour ne pas fatiguer : Trauner nous fait le coup des intérieurs gigantesques mégalos, Georges Neveux signe des dialogues sur-écrits parfaitement ringards, Kosma crée une musique des années 30... C'est affreux.
On continue de soupirer d'ennui à la découverte de la trame elle-même : Michel est un prisonnier, mais rêve chaque nuit de Juliette, la femme qu'il n'a pas pu aimer. Son rêve le mène dans un village où tous les habitants sont dépourvus de mémoire, oubliant d'une minute à l'autre ce qu'ils viennent de vivre. Il y retrouve Juliette, qui lui appartiendra enfin puisqu'ils se libèreront ensemble de leur lourd passé. C'est la théorie de Rousseau sur "l'imbécile heureux", ramenée à la société d'immédiate après-guerre : pour être heureux, il faut vivre dans l'ignorance du passé et du monde réel. On le voit : c'est l'archétype de la "pensée" carnéesque : la réalité est laide, vive l'imagination et l'évasion. Comme engagement politique en 1950, on peut rêver mieux. Carné se replie soigneusement sur son passé, fait de petits personnages mignons et gentils, d'airs d'accordéon et de crétins, oubliant qu'il y a un présent autour de lui. Quand Michel décide au final de s'enfoncer définitivement dans le monde des rêves et de l'oubli, on sent que Carné a envie de parler de la mort, qui serait comme une sorte d'oubli total de tout ce qui fait l'horreur de la vie ; moi, si la mort ressemble à ce monde complètement ringard, mélange de contes de fées cheap et de jeunes filles en fleurs simplettes, je préfère rester dans la vie. Un pauvre film de grand-père dépassé, simpliste et mal tenu.