Le Jour se Lève de Marcel Carné - 1939
Dans mon lointain souvenir, Le Jour se Lève était le seul vrai bon film de Carné. Ce que je confirme aujourd'hui à la revoyure. Je ne sais pas ce qui s'est passé dans la vie de Marcel en cette année 1939, mais le bougre avait dû manger du metteur en scène au petit-déjeuner : il nous sert un film bouleversant, d'une noirceur totale, enfin ancré dans le monde et enfin pensé en termes de mise en scène.
La plus grande partie du film est pourtant purement "carnéesque", c'est-à-dire assez fonctionnelle et dévouée à la trame. Trame très simple d'ailleurs : un prolo aime une fleuriste, mais ne supporte pas le passé amoureux de celle-ci avec un artiste de cirque immonde ; la spirale de la jalousie va le rattraper jusqu'au meurtre. Longues scènes dialoguées, peinture mignonette du Paris ouvrier, petites ruelles populaires par nuit d'été, on reconnaît le Carné habituel, jusque dans les décors de Trauner et dans les dialogues de Prévert qui sont comme d'habitude admiratifs du Grrrrannnd Cinémâââ de papa. C'est donc la partie la moins intéressante, même si on sent de la part de Carné un vrai effort pour sortir de ses schéms habituels. Si certaines scènes de conversations sont comme toujours très platement montées (le dialogue dans le bistrot, poussiéreux), certaines montrent une volonté de casser le schéma classique des champs/contre-champs, par l'utilisation des miroirs qui évitent la coupe systématique, par des mouvements de caméra assez virtuoses dans ces petits lieux confinés, qui circulent d'un personnage à l'autre sans montage superflu. Il y a quelques splendides plans qui vont dans ce sens, comme ce dialogue amoureux dans une serre, où le cadre est tout tordu pour mieux attraper la donzelle et son jules en face-à-face dans le même plan. L'histoire est simple, mais c'est justement cette simplicité qui touche : des petits personnages sans histoire qui vont se retrouver en pleine tragédie.
Il faut dire aussi que côté acteurs, c'est plus que de la perfection : Arletty assagit son jeu de prolo parisienne par un vrai travail sur le masque, par une façon d'être triste sans le montrer, et elle est très touchante ; Jules Berry est dans son emploi d'ordure complète, mais fait exploser le texte de Prévert avec un génie incroyable : avec lui, les phrases semblent naturelles, alors même que son jeu est théâtral en diable ; et puis il y a Jean Gabin, absolument prodigieux aussi bien dans ses scènes de gouaille joyeuses ("T'es jolie avec ton bouquet, on dirait un p'tit arbre !") que dans ses errances solitaires dans son appartement, jeu fermé, pathétique, obsessionnel : il fait l'essentiel du film, et on ne peut franchement pas rester de marbre devant cette extraordinaire sensibilité.
Avec lui, la partie la plus intéressante du film confine au génie : après le meurtre, Gabin est enfermé dans sa chambre et tourne en rond. Là, on plonge très clairement dans une atmosphère de film noir, et Carné, enfin condamné à filmer un décor simple, à oublier l'éclat, se montre un grand maître dans les tout petits détails. Les objets deviennent symboliques sans lourdeur (un réveil, un miroir, un ours en peluche), le rythme ralentit jusqu'à l'arrêt complet (les derniers plans sur Gabin ont une force renversante), la tragédie est palpable sans fioritures. On sent que le film est né dans une ambiance de guerre, uniquement par cette façon de désespérer de la beauté du monde à travers un seul destin brisé. Quand Gabin hurle à sa fenêtre : "Les assassins courent les rues, alors foutez-moi la paix", on voit du coup à peu près de quoi le film parle : non pas d'une histoire de cocu un peu vaine, mais d'un vrai abandon de la joie, de la fin d'une époque (celle du prolo gentil et de l'amour éternel), et les larmes ne sont pas loin. Ne se refusant aucun sentimentalisme (le jeu d'Arletty à la fin), Le Jour se Lève est un film d'une beauté sombre et simple qui en fait une pure merveille.