LIVRE : La Possibilité d'une Île de Michel Houellebecq - 2005
J'avoue que ce roman a toujours déclenché en moi des vagues d'émotions incontrôlables. C'est pourtant du Houellebecq pure souche, avec ce que ça comporte de nihilisme, de cynisme, de provocations et de ricanements sur l'Humanité ; mais il se dégage de ces mots directs une telle tristesse et un tel abandon que l'émotion monte sans qu'on puisse rien y faire. En anéantissant le romantisme et l'amour, en pulvérisant la beauté et l'espoir, Houellebecq a écrit le plus beau roman de ce début de millénaire, celui qui fait le lien entre le rêve de grandeur du XXème siècle et le renoncement du XXIème.
Grande idée d'ailleurs d'avoir scindé le récit en deux discours très différents. D'un côté, Daniel 1, qui vit de nos jours, comique provocateur, profiteur sans scrupule de la richesse facile, consommateur de filles faciles et d'hôtel de luxe ; de l'autre, ses futurs clônes, Daniel 24 et 25, qui jettent sur le récit de leur lointain ancêtre un regard scientifique, dénué d'émotions. Dans ce combat entre deux histoires, l'une trop chargée, l'autre pas assez, se dessine une vision éminemment nostalgique de la vie humaine. Quelque chose se perd dans la société d'ultra-consommation d'aujourd'hui, et si le livre évoque avec provocation la possibilité d'une évasion par le sectarisme et les nouvelles formes de religion, c'est pour mieux fermer à jamais l'horizon des possibles : l'amour est mort, l'espoir (l'île du titre) pareillement. Il ne reste plus qu'à se coucher sur le tas de poussière qu'est devenu le monde et à attendre la fin, enfin privé d'envies, de passion et de sentiments. Pour une vision plus belle de la vie, voyez le rayon à côté.
L'écriture de Houellebecq est absolument parfaite. Qu'il se vautre dans un humour grinçant révoltant, ou qu'il se laisse aller à l'émotion pure de l'instant (la mort de son chien, la plus belle page du livre), il trouve toujours le mot qui fait mal, la formule sèche qui va remuer le couteau dans la plaie. Le personnage, et l'auteur avec lui, sont déplaisants, amers, punks, ricanants et narcissiques : ça dérange, sans aucun doute (voir les critiques qui hurlent au loup dès que Houellebecq écrit une ligne), mais c'est justement parce que La Possibilité d'une Île, c'est une vérité assénée frontalement, sans pincettes, dans la cruauté totale que peuvent prendre les mots quand ils sont utilisés en maître. On pourra dire tout ce qu'on voudra de Houellebecq, qu'il est méchant, faiseur, dandy... tout sera vrai. Mais c'est justement là qu'est son génie : il révolte parce qu'il dit la vérité, depuis son premier jusqu'à ce dernier livre. L'amour a été sacrifié à l'autel de la consommation et de l'échange commercial, on peut refuser de le voir ou l'accepter ; le corps, et le sexe, sont voués à la souffrance ; même l'humour est devenu une valeur sans sens (puisque, intrinsèquement, la vie est triste) ; il ne reste qu'à attendre la mort dans un éternel cycle de recommencement sans but. Ca fait mal, ça révolutionne à peu près tout ce qui s'est écrit sur la vie depuis l'Antiquité. C'est une voix unique et poignante, qu'il faut lire et relire, histoire de vérifier que l'existence est une chienne. Houellebecq est un grand écrivain.