L'Homme qui voulait savoir (Spoorloss) (1988) de George Sluizer
Un polar qui commence tranquillement sur la route des vacances et qui vous cloue littéralement (y'a une subtilité, verrez si vous n'avez pas encore découvert ce film...) dans les derniers instants. La curiosité est un bien vilain défaut, c'est un peu la leçon qu'on pourrait en retirer à travers ce personnage qui, pendant trois ans, va être obsédé par le fait de savoir ce qu'il a bien pu advenir de sa compagne ; cette dernière a disparu sur une aire d'autoroute et notre homme continue de recevoir de curieux rendez-vous : il sent que le kidnappeur l'observe sans jamais pouvoir mettre la main sur cette personne qui n'a de cesse de le titiller avec cette histoire. Le kidnappeur présumé, incarné par un Bernard-Pierre Donnadieu auquel on donnerait le bon Dieu sans confession, est un homme tout ce qu'il y a de plus normal en apparence : marié, deux enfants, prof de chimie (je me suis toujours méfié des profs de chimie mais c'est personnel), il semble prendre un malin plaisir à jouer avec les frontières du bien et du mal, pouvant aussi bien se montrer "héroïque" que se laisser envahir par son côté obscur... L'incident fondateur à la base de son comportement semble être sa décision, prise à l'âge de seize ans, de sauter du haut de son balcon : alors que tout le retenait pour ne pas réaliser cet acte dangereux, il osa malgré tout (et peut-être "justement") se projeter dans le vide. De la même façon qu'il évoque dans le film la façon avec laquelle il est parvenu à passer pour un héros aux yeux de sa fille en sauvant une gamine de la noyade, sa folle décision de kidnapper une femme paraît uniquement stimulée par l'envie de prendre le contre-pied de cet acte glorieux... De la psychologie alambiquée du prédateur qui rôde... Ou de la face obscure en chacun d'entre nous...
Même si la narration est assez éclatée - de nombreux flashs-back imbriqués dans le récit -, le film de Sluizer n'a rien de vraiment éblouissant au niveau de la forme : images qui manquent d'un poil de luminosité, des acteurs - à l'exception du troublant Bernard - qui peinent à convaincre et un suspense qui monte uniquement dans les dernières minutes. On est sur un faux rythme mais c'est aussi cela qui donne un certain charme à ce film : tout semble calme en apparence alors que la perversité d'un Bernard, calculateur et précis comme un chrono, est bien présente, bouillonne, dans les tréfonds de son âme. Sluizer joue avec parcimonie du passage de l'ombre à la lumière et vice versa (la séquence en ouverture dans le tunnel, le curieux rêve prémonitoire de la femme à propos des "oeufs dorés" (qu'est-ce ?... Verrez, j'ai dit), les phares de voitures dans la nuit, le final...) et nous manipule gentiment en nous mettant dans la peau de ce touriste hollandais impatient de découvrir le pot-aux-roses... Diablement malin, surtout sur le final, à défaut de totalement subjuguer tout du long. (Shang - 26/05/09)
Ah beaucoup aimé, moi, ce faux film d'horreur dostoievskien, qui compense son manque de moyens par l'outil le meilleur pour effrayer : l'imagination, la suggestion. Tout le film est à l'image de cette scène inaugurale dans un tunnel : on imagine que le pire va arriver, notre imagination déploie tous ses efforts pour anticiper le danger... et rien n'arrive, notre couple traverse cette zone sombre comme de rien. Cette séquence donne le ton général : Sluizer va jouer sur ce qui est effrayant dans le quotidien le plus banal. On traverse des décors "neutres", aires d'autoroute, petites placettes anonymes, parcs sans intérêt, et on voit s'agiter des personnages réalistes, et pourtant l'inquiétude est là. Pour faire un bon thriller, il faut un bon méchant, c'est pas moi qui le dis, et là, c'est parfait : Donnadieu est impeccable. Ce n'est pas un gros pervers ricanant comme on en voit sans arrêt : c'est un homme normal, maladroit quand il s'entraîne à chloroformer ses victimes, bon père de famille, et dont l'obsession meurtrière s'inscrit dans un projet posé, presque logique, d'une force morale impressionnante : inverser les valeurs admises, tenter l'interdit, de façon presque apaisée. Opaque et burlesque, Donnadieu donne une force impressionnante à ce petit psychopathe ordinaire. Bien aimé pour ma part qu'on lui oppose cet acteur survolté, son exact contraire en quelque sorte, obsédé lui par une autre recherche, celle de la vérité. Du Dostoievski là-dedans, oui, dans ces deux conceptions morales qui s'affrontent, dans cette complexité de caractère, dans ces jeux dangereux avec l'éthique.
Le film n'est pas pour autant un pensum psychologisant. Il sait se faire également très spectaculaire dans la mise en scène, et je trouve mon compère bien injuste avec la réalisation du bazar. Adoré, par exemple, cette séquence racontée deux fois, celle de la disparition de la femme dans une station service. La première fois du point de vue du mari, la seconde du point de vue du criminel. Comme dans certains grands Hitch, Sluizer joue sur les possibilités du montage : un angle de vue différent, une coupe retardée de quelques secondes, une façon différente de regarder un détail, et voilà le scénario complètement retourné. Beaucoup aimé aussi la façon qu'il a de filmer les lieux, comme autant de potentialités de danger. Une place de Nîmes peut, par la simple façon de la cadrer et de faire durer le plan, s'avérer potentiellement dangereuse, sans qu'on sache exactement comment (quelque chose est à rechercher, je pense, dans le vide et l'immobilité des plans d'ensemble qui, comme chez Carpenter, acquièrent ainsi une "inquiétante quotidienneté"). Le scénario, certes, ne tient pas toutes ses promesses (un final un peu déceptif), mais on ne peut que saluer ce film d'horreur qui ressemble à du Antonioni, ou ce film psychologique qui ressemble à du slasher. (Gols - 10/09/15)