Trop Tard de Lucien Pintilie - 1996
Trop Tard se place immédiatement en tête de mon classement (très provisoire) de l'oeuvre pintiliesque : s'il reste très fidèle à l'esprit toujours métaphysico-politique du Roumain, celui-ci lâche un peu les rênes et livre un film beaucoup plus direct que d'habitude. Il y a pourtant là-dedans une énorme complexité de thèmes, et on sent, comme toujours, une tendance très nette à l'allégorie et à la fable ; mais on peut voir aussi Trop Tard au premier degré et y prendre beaucoup de plaisir, et Pintilie délaisse les formes trop cérébrales de Terminus Paradis ou de L'Après-midi d'un Tortionnaire, ce qui n'est pas plus mal.
Le film est avant tout un brillant polar sur fond de reconstruction post-Ceaucescu de la Roumanie, et on pense à ces écrivains de genre très sociaux qui savent mêler une trame passionnante à une critique sociale acerbe. S'appuyant sur les célèbres révoltes des mineurs juste après la mort du despote, la trame développe habilement toute une thématique sur l'animalité de l'homme et le déshumanisation du travailleur, un peu comme si Marx était devenu un auteur de polars. Une série de meurtres au fond de la mine, un inspecteur au passé peu glorieux envoyé en enquête, quelques personnages torves à souhait et qui représentent toutes les couches de la société (du prolo ordinaire au patron asservi au pouvoir, du politique verreux au militaire incompétent), et c'est toute une histoire complexe de réseaux de relations, de domination politique, de morale perdue, qui se développe. Sans trop dévoiler le dénouement, disons que Pintilie travaille à deux doigts de la science-fiction, inventant une sorte de monstre façonné par l'industrialisation et la pauvreté, dans un final qui laisse sur le cul. La vision qu'il donne du monde moderne, juste et frontale, est terrible : l'Europe, et les pays riches, devront tôt ou tard pâtir de l'humiliation qu'ils font subir aux travailleurs, et la violence ne s'arrête pas aux frontières.
Constat terrible, d'un futurisme nihiliste discret, et que Pintilie camoufle à merveille derrière un ton presque comique : comme à son habitude, il montre l'Homme dans toute sa veulerie, le film étant une galerie de portraits tous plus grinçants les uns que les autres. Qu'on nous montre le Roumain de base, figé dans son attentisme, ou les chefs, nostalgiques de la dictature, pas un ne rattrape l'autre, et tout est bien laid dans ce monde. Même les scènes plus lumineuses se transforment en satire : un pique-nique ensoleillé attaqué par les fourmis, ou une scène de sexe assez monstrueuse. Bref, c'est du pas très gai, mais c'est du puissant.