Le Joueur de Flûte (The Pied Piper) de Jacques Demy - 1972
The Pied Piper est un film très attachant qui donne presque l'impression que Peau d'Ane n'était qu'un brouillon des possibilités de Demy à rendre puissant un simple conte pour enfants. Ce film est privé de toutes les niaiseries de son prédécesseur (j'exagère : Peau d'Ane est intéressant), et prend même des allures de pamphlet politique assez étonnant. Dès le début, on sent le resserrage de vis de Demy : une photo beaucoup plus réaliste, malgré des costumes pleins de fantaisie (respect aux chapeliers, qui ne sont pas avares en imagination tordue), un ancrage dans la réalité du Moyen-Age beaucoup plus poussée, on sent que ça va moins rigoler. Et ça se confirme avec un arrière-plan bien sombre : ça se passe en pleine Peste Noire, ça meurt dans tous les coins (un des premiers plans montre un squelette tout à fait horrible), on est loin du conte de fées.
Ca se confirme avec l'arrivée des héros (une troupe de théâtre chamarrée) à Hamlyn, petite ville épargnée pour l'instant par l'épidémie, mais qui remplace ce Mal latent par d'autres calamités beaucoup plus concrètes : la soif de l'or d'un baron sans pitié, la "vente" d'une enfant à son fils pour raison de dot affriolante, un bourgmestre confit dans sa lâcheté petite-bourgeoise, et un clergé vengeur et violent qui mène tout ça à la baguette. Le monde décrit ici par Demy est effrayant, et toutes les couleurs du monde n'y changent rien. Il continue pourtant à croire à une certaine innocence, en la personne d'un vieux scientifique juif tout gentil, et surtout grâce à la présence de l'Artiste dans la ville (Donovan en musicien, un jeune gars féru de peinture ou une compagnie d'acrobates assez baba-cools). Le film ne va cesser de faire le balancier entre cette beauté simple de l'artiste et cette violence sourde des institutions, ça fonctionne très bien. Donovan s'avérant être un comédien minable, Demy privilégie des trames secondaires qui sont bien plus intéressantes : John Hurt en salaud qui rêve d'asservir sa jeune épouse, Donald Pleasance (excellent) en mégalomane aveuglé par la richesse.
Cette dualité trouve son apogée dans la plus belle scène du film, impressionante de dégoût et de brutalité. En pleine fête de mariage, on apporte un gâteau démesuré ; on entend un petit craquement, et soudain la pâte se fissure, et le gâteau s'effondre sous la pression de dizaines de rats planqués à l'intérieur ; le tout sous le regard hagard d'une jeune fille qui perd soudain toute son innocence. Tout le cinéma de Demy est là, dans cet émerveillement qui se craquelle, dans cette brusque poussée du Mal au sein du plus naïf des tableaux. Par cette seule scène, il met à jour une société odieuse et une vision du monde définitivement désespérée.
Désespérée jusqu'à un certain point : Demy continue à croire à quelques valeurs, l'art, l'enfance, la nature. Le célèbre ensorcellement des enfants par le joueur de flûte, qui a déclenché tant de lectures differentes chez les psys, est ici envisagé comme une libération. Le musicien sauve clairement les enfants en les éloignant de la peste et surtout de la corruption de la société. Très joli montage entre un vieux savant brulé au bûcher et cette bande de mômes disparaissant dans la jolie campagne allemande. Un montage qui tranche avec le reste du film, constitué de savoureux longs plans mobiles qui mettent en valeur la beauté de la reconstitution, l'ampleur des décors et le faste de la photo. La fin est très étrange, loin de toute morale bénie-oui-oui : les bons sont écrasés, les méchants impunis (à part ce pauvre Hurt), et les artistes sont contraints de fuir cette société honnie : quand on ne peut pas changer le monde, mieux vaut le fuir, dont acte. The Pied Piper est un très beau film sur la perte de l'innocence, amer et fermé, et Demy est grand.
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