La Cicatrice Intérieure de Philippe Garrel - 1972
Garrel joue tellement depuis toujours avec le feu qu'il tombe souvent dans le ridicule. La plupart de ses films sont franchement sur la brêche, et beaucoup agacent prodigieusement. Ce blog en est témoin, je suis pourtant un grand fanatique des films expérimentaux du gusse, toujours empreint d'une sorte de romantisme fiévreux teinté d'un humour qui ne fait rire que moi. La Cicatrice Intérieure fait partie de ces joyaux noirs, et c'est une expérience absolument hallucinante de pouvoir voir cette chose quand on aime le cinéma.
Le film est complètement allumé, dopé jusqu'aux oreilles. Dans un désert de rocs et de sel, une femme, deux hommes et un gosse marchent inlassablement. C'est à peu près tout, si on exclue des ballades à poil sur un cheval, un dialogue avec la mer et un rite païen à faire bander Pasolini. Garrel réussit un film entièrement poétique, fait uniquement de sensations, de propositions artistiques, sans lien, au fil de ses sentiments. Si sens il y a, il m'a échappé, mais peu me chaut : voilà un cinéma charnel et vicéral comme j'aime, filmé dans l'urgence, poussé par la volonté de montrer, quitte à perdre complètement pied. Lente et puissante, la mise en scène déroule ses plans-séquences avec une sincérité désarmante, et si parfois on ne peut s'empêcher d'avoir un rictus devant quelques idées (ça a vieilli, et les hurlements de Nico sont parfois hilarants), l'ensemble est d'une magnifique naïveté et d'une magnifique simplicité.
Il y a là-dedans la plus belle scène de rupture du cinéma, oui madame : un couple perdu dans le désert ; elle accrochée à lui, épuisée, à bout de nerfs, hurle ("Philippe ! I can't breaaaaathe!") ; le gars se détache et entame une marche lente et raide, dans un travelling latéral à 360° ; au deuxième tour, la femme se relève, et le quitte ; le tout sur une musique moyen-âgeuse improbable. Ca n'a l'air de rien, mais c'est un plan génial, la simplicité à l'état brut, une manière de raconter toute la ruine de l'amour par un simple dispositif scénique. J'en suis encore tout tremblant. A partir de cette scène fondatrice, Garrel organise une symphonie de la solitude et de la perte : on croise Clementi (qui a dû braquer une pharmacie avant le tournage) en faune triste (?), on balance de la métaphysique au pied des cascades, on contemple un bébé se lover dans un lit de plumes, le tout dans une tristesse froide et désespérée qui marque franchement des points. Le film a un côté psychédélique, mais sans la joie, sans l'extase de la drogue : c'est juste du malheur en marche, et c'est poignant. La caméra de Garrel, virtuose comme il sait la rendre parfois, déclenche toujours des mouvements très amples sur ce paysage désertique, miroir du vide de ces personnages sans caractère, sans passé, sans avenir. Et pourtant, la vie bat sans arrêt, présente dans les quatre éléments omniprésents (on s'amuse même avec le bruit du vent dans les micros), dans cette déification des êtres, dans cette musique planante.
Il faut être plus qu'en forme pour affronter ce bidule hanté. Si vous l'êtes, je vous promets un grand moment de cinéma sous influence illégale, très fort techniquement, un équivalent visuel d'un poème de Rimbaud. Tant qu'il existera un cinéma comme celui-ci, le monde sera beau.
Garrel soûle ou envoûte ici